Au bout d’un moment, je me tourne vers elle. Elle fume nerveusement, à petites bouffées, une cigarette roulée en fixant obstinément la piste de danse. J’ai deux choix : parler ou partir. Je tente le premier. « L’ironie, c’est que je suis vraiment pasteur », dis-je.
Pas de réponse.
« Je n’ai pas vu autant de prostituées depuis mon seizième anniversaire. »
Pas de réponse. Peut-être n’entend-elle pas ? Je lui tends ma canette de bière pour qu’elle en boive une goulée. Elle me la rend en la remuant.
« Trop aimable de ta part. Je préfère passer mon tour », dit-elle.
Sa voix va bien avec son visage : sèche et brusque, avec un fort accent écossais – Glasgow, me dis-je.
« Alors, tu es déguisée en quoi ? dis-je avec jovialité en désignant ses vêtements du menton.
— En rien. En personne normale, répond-elle sans sourire.
— Tu aurais pu faire un effort, porter au moins un faux col d’ecclésiastique, ou je ne sais quoi.
— Peut-être bien. Sauf que je suis juive. Dans notre communauté, le déguisement n’a pas vraiment la cote.
— Tu sais, je regrette parfois de ne pas être juif. »
Comme gambit, c’est plutôt raide, et je me demande pourquoi j’ai dit ça. En partie parce qu’il est important à mes yeux d’aborder franchement le problème des origines, du genre, de l’identité, et aussi parce que je suis déjà beurré.
Elle plisse les yeux et me dévisage un moment comme dans un western-spaghetti, où le héros suçote sa clope en se demandant s’il va ou non se fâcher, puis elle me demande calmement :
« C’est vrai ?
— Je détesterais te sembler raciste. Je veux tout simplement dire qu’un grand nombre de mes héros sont juifs…
— Heureuse que mon peuple jouisse de ton approbation. Et qui sont ces héros ?
— Oh, tu vois… Einstein, Freud, Marx…
— Karl ou Groucho ?
— Les deux. Arthur Miller, Lenny Bruce, Woody Allen, Dustin Hoffman, Philip Roth…
— Jésus aussi ?
— Affirmatif. Stanley Kubrick, J.D. Salinger…
— Salinger n’est pas juif au sens strict du terme.
— Mais si.
— Mais non.
— Tu en es sûre ?
— Nous avons un sixième sens à cet égard.
— Mais il a un nom juif…
— Son père l’était. Sa mère était catholique. Donc, techniquement, il ne l’est pas. La transmission de la judéité est matrilinéaire.
— Je l’ignorais.
— Tu viens de prendre ta première leçon d’étudiant en fac. »
Sourcils froncés, elle continue à fixer la piste de danse maintenant bondée de tapineuses clopinant au son de la musique. Ce spectacle lamentable dévoile un nouveau cercle de l’Enfer et la fille le regarde avec un mépris sagace, comme si elle attendait l’explosion de la bombe qu’elle venait de poser. À « Two Tribes » succède « Relax », du même Frankie Goes To… etc. « Ab-so-lute-ly Nooo Fucking Ideaa… », s’égosille-t-il. Bon, il ne comprend rien à rien, on a compris. Quant à moi, je glousse ostensiblement, décidant que l’attitude à adopter est la lassitude cynique vis-à-vis du monde. Elle se tourne vers moi, un demi-sourire aux lèvres.
« Tu sais quelle est la plus grande réussite des pensions anglaises ? Créer des générations de mecs aux cheveux longs qui savent agrafer des bas à un porte-jarretelles. Ce qui est ahurissant c’est le nombre d’entre vous qui font leurs bagages en y incluant des vêtements de femmes. »
D’entre vous ? Elle m’inclut dans le lot ?
« Sauf que moi, je viens d’une école polyvalente, dis-je.
— Bravo. Mais tu es le sixième à me dire ça ce soir. Vous vous êtes mis d’accord sur un baratin prolo collectif, ou quoi ? Qu’est-ce qui est censé m’impressionner le plus : notre système scolaire public, ou tes réussites personnelles ? »
Battu. J’ai tout de même assez de jugeote pour m’en rendre compte. Je lève ma canette aux trois quarts pleine et l’agite comme si elle était vide.
« Je vais au bar. Je peux te rapporter quelque chose… euh…
— Rebecca.
— … Rebecca ?
— Non, merci. Ça va.
— Bon. Alors à plus tard. Au fait, je m’appelle Brian.
— Au revoir, Brian.
— Au revoir, Rebecca. »
Je me dirige vers le bar quand je vois dans la queue Chris, le hippy, le bras et la main en question plongés jusqu’au coude dans un paquet de chips géant. Je quitte le salon d’apparat et décide d’aller faire un tour dehors.
J’enfile tranquillement le hall lambrissé, où la dernière fournée d’étudiants dit au revoir à ses parents sur une musique de Bob Marley, « Legend ». Une fille sanglote dans les bras de sa mère en pleurs tandis que son père, impatient et raide comme un piquet, attend la fin de l’averse, un rouleau de billets serré dans sa main. Un type grand et maigre affligé d’un appareil dentaire proéminent, tout de noir vêtu – un goth, à l’évidence – est si embarrassé par la présence de ses géniteurs qu’il les pousse presque dehors pour pouvoir enfin se consacrer aux choses sérieuses : dévoiler à ses pairs la créature démoniaque embusquée derrière toutes ces chaînes et ce skaï. D’autres nouveaux arrivants se présentent à leurs voisins des chambres voisines en leur livrant des biographies minimales : matières étudiées, lieu de naissance, diplômes, groupe préféré, traumatismes affectifs infantiles, etc. La version bourgeoise et polie de la scène, dans les films de guerre, où les nouvelles recrues arrivées au cantonnement se montrent les photos de leurs petites amies.
Tout en sirotant ma bière, je m’arrête devant la corpo pour lire les annonces – une batterie à vendre, des appels au boycott de Barclays, une réunion périmée du Parti communiste révolutionnaire en soutien aux mineurs, plusieurs auditions pour un remake de l’opéra-comique Les Pirates de Penzance ; je note avec intérêt que Katy Perry, des Self Inflicted, ainsi que Meet Your Feet, le groupe de Bristol exclusivement féminin, jouent au pub La Grenouille et le Pélican mardi prochain. Et c’est là que je vois l’affiche :
ta question initiale à dix points !
tu ne confonds pas ton Sophocle et ton Socrate ?
la Petite Ourse et Epsilon canis majoris ?
Carpe diem et Habeas corpus ?
tu crois pouvoir jouer dans la cour des grands ?
alors viens faire le test pour participer
à l’University Challenge 1985-1986.
il s’agit de mesurer tes capacités par une courte (et amusante)
épreuve écrite,
vendredi à l’heure du déjeuner, 13 heures précises,
corpo, salle de réunion n° 6.