Si cette aventure en Arabie s’avéra littérairement sans lendemains, j’en tirai un solide enseignement : ce n’est pas tant où l’on va qui compte, mais avec qui.
Écrire et voyager occupait l’essentiel de mon temps mais j’étais toujours aussi fauché, et surtout isolé. Hormis mon ami le Libraire-qui-trouvait-ça-nul, je n’avais aucun contact avec aucun milieu artistique. À lire La Chute, Camus avait raison : personne pour vous encourager sur le chemin de votre propre liberté, aucun ami à sabrer le champagne en votre honneur, que de la solitude à ruminer le ventre à l’air.
C’est au cœur de ce désert que, naviguant entre Rennes et Paris en quête de contacts éditoriaux, je rencontrai Chevalier-Élégant : journaliste globe-trotter et futur romancier, il me fit découvrir la Ville lumière et m’encouragea à persévérer dans l’écriture, sûr de mon talent. Un allié de choix dans la période d’apprentissage que je traversais et, depuis ce jour à la terrasse d’un bistrot parisien où nous « jurâmes d’être heureux », mon compagnon d’armes le plus fidèle. Nous n’avions pas fini d’en user…
Je ne me suis jamais astreint à écrire, c’est l’écriture qui me réveille tous les matins. Dans la vingtaine, je pouvais me coucher à quatre heures, me réveiller à huit, allumer mon ordinateur au saut du lit, attendre trois minutes que le café passe, fumer ma première cigarette en me mettant à l’ouvrage, ceci jusqu’à l’heure de l’apéro où je retrouvais ma bande d’amis. « La vie d’écrivain est une éternelle gueule de bois », disais-je à l’époque. Enfin, de petits boulots pénibles en petits boulots sans intérêt, je touchai des bribes de chômage, peaufinai ce qui commençait à ressembler à un style, rasant des forêts d’écriture névrotique où mes histoires, fatalement, finissaient mal. Je progressais cependant, découvris avec Pierrot le fou des références artistiques allant de la peinture au théâtre, voyageais dès que l’occasion se présentait, tâtai du journalisme grâce à Chevalier-Élégant qui m’ouvrit ses portes parisiennes, et publiai deux premiers romans à Rennes grâce à la souscription des habitués du bar où je travaillais — Le Chien jaune, qu’Éléphant-Souriant avait monté en rentrant de Nouvelle-Zélande — et à un de ses clients, graphiste devenu éditeur pour la circonstance (les éditions Balle d’Argent publieraient une poignée d’auteurs dans la foulée).
Mon premier roman, Avec un ange sur les yeux, était inspiré de ma situation familiale — enfant de divorcés — et de la traumatique mésaventure d’Ours-Gris, un ami de la bande, qui avait vu son père quitter un jour la maison sans jamais y revenir, et découvert bien des années plus tard que le lâche avait refait sa vie avec une autre femme.
Je m’imaginai facilement dans la peau du narrateur, un écrivain trentenaire au chômage vivant reclus en bordure de la plage des Chevrets, entre Cancale et Saint-Malo, en compagnie de Marianne, une ancienne comédienne alcoolique de vingt ans son aînée. Un jour de beuverie ordinaire, le narrateur reçoit un coup de fil de son père fuyard et accepte, après des années de refus, de revoir ce pan de famille cruellement oublié. À cette occasion, il rencontre sa jeune demi-sœur, Krysia, âgée de dix-sept ans, touchante inconnue dont il tombe amoureux. Marianne découvre cet amour coupable, mais le laisse vivre sa passion malgré les embûches. Le narrateur enlève sa sœur, qu’il aime d’abord platoniquement, puis physiquement. Une histoire d’amour qui finit mal, évidemment : rattrapée par la culpabilité et le désespoir, Krysia trouvera la mort dans une forêt, un soir de tempête, en compagnie du narrateur, dévasté.
Le sujet était un peu trop ambitieux pour un écrivain de vingt-six ans, mais le personnage de l’ancienne comédienne, inspirée d’Anna Karina, était plutôt réussi, voire émouvant, et l’on trouvait quelques envolées poétiques qui — même si mon ami libraire trouvait toujours ça nul — laissaient présager de beaux lendemains.
Le second roman, Delicta mortalia (péché mortel), était un polar plus inspiré par Tarantino que Peckinpah. Grave erreur. Le ton volontiers second degré et les incessantes digressions ramenaient l’histoire pourtant échevelée à une bouffonnerie assez indigeste. J’avais la rage désordonnée, la langue dans la poche kangourou, sautant du coq à l’âne sans maîtriser le sens de la combustion qui m’animait. Nous étions en 1995. Si le résultat ne valait pas l’investissement, grâce à ce second roman édité en région, je découvris le petit monde du polar français, la camaraderie qui y régnait, glanant mes premiers contacts in vivo. Enfin, je n’étais plus seul au monde. Ma vie était à Paris, je le savais depuis ma rencontre avec Chevalier-Élégant, encore fallait-il en avoir les moyens. Et puis j’avais une femme à Rennes, un bébé dans son ventre et un trône derrière le bar d’Éléphant-Souriant.
C’est la période où je lus Le Dahlia noir de James Ellroy, la première bombe du « Quatuor de Los Angeles » : un roman dur, impitoyable et d’une noirceur sans fond. Il mettait tout dans ses livres, l’Histoire, la politique, le social, toute la violence du monde et même des histoires d’amour qui finissent mal : le roman total, écrit avec une hargne stylée digne des meilleurs auteurs.
Ellroy m’offrait une nouvelle direction artistique. Comme Bowie pour la musique, j’étais libre de m’en inspirer pour y tracer ma voie. Le décor de mon prochain roman s’imposa alors aussitôt, original, évident : la Nouvelle-Zélande.
« Il faut cinq ans pour digérer un pays », disait Joseph Kessel, l’écrivain-voyageur par excellence. C’est effectivement le temps qu’il me faudrait pour imaginer Haka. Ce roman au destin tortueux serait mon premier bon livre, je le sentis tout de suite. Dans son rythme, l’attaque des personnages, la densité de l’intrigue, j’avais l’impression d’avoir à grimper un Everest où les vents seraient de plus en plus violents à mesure que je m’approcherais du but. Un polar ambitieux, dur, avec le pays de mes amours en toile de fond.
L’écriture dura trois ans, à plein temps de RMI, du premier café du matin à l’apéro du soir.
Le héros de Haka est maori. Jack Fitzgerald, un type dur au mal, ancien activiste engagé dans la police d’Auckland pour retrouver la trace de sa femme et de sa fille, disparues mystérieusement vingt ans plus tôt. Grosse névrose, grosse colère, pour une série de grosses désillusions qui enverront Jack en enfer.
Ce qui m’excitait dans ce roman était aussi une difficulté : les Maoris.
Internet balbutiait, aucun livre traduit en français n’en parlait et, hormis les récits de Cook ou Segalen, les seuls contacts que j’avais eus avec la culture autochtone lors de mon voyage se réduisaient aux gardes-chiourmes de Roscoe et à un autre colosse de leur genre qui avait voulu braquer ma ceinture « clashienne » dans les toilettes du Cornerbar en échange d’une de ses bagues à tête de mort — j’avais fait remarquer au Maori vindicatif que ma ceinture lui ferait à peine un bracelet, si bien que la brute avait renoncé à me voler, dégoûtée (j’étais vraiment trop petit). Éléphant-Souriant et moi n’avions pu entrer dans les bars maoris sous peine de n’en jamais ressortir… En voyant L’Âme des guerriers puis en lisant les livres d’Alan Duff, je comprendrais mieux pourquoi : alcool + désœuvrement + déculturation = violence et autodestruction. Au final, les seuls Maoris à qui j’avais parlé étaient les portiers des night-clubs, ou ceux voulant me casser la gueule si j’approchais de Francesca.
Je fis donc preuve d’imagination pour décrire l’âme brisée de Jack Fitzgerald, mais moins pour les Maoris sectaires qui, dans Haka, semaient la terreur dans les banlieues d’Auckland.