On se venge comme on peut des voleurs d’amour.
Les personnages secondaires étaient inspirés de ceux que j’avais croisés en Nouvelle-Zélande, comme Kirsty, prostituée et indic de Jack, qui m’avait jeté comme le slip d’un autre après une folle nuit d’amour dans le parc situé au-dessus du Cornerbar.
La comédienne tombée dans l’alcoolisme d’Avec un ange sur les yeux se vit transposée en Helen, la femme de ménage et maîtresse plus âgée de Jack, personnage tendre et désespéré qui ne se résolvait pas à quitter son mari pompier gazé — comme le doux géant qui vivait avec la tante d’Éléphant-Souriant. Ann Waitura, la jeune criminologue qu’on mettait dans les pattes de Jack était « mieux foutue que sa gueule » (à l’instar de la Bombe-Anatomique qui n’avait pas explosé sous ecstasy), mais c’est évidemment Francesca qui m’envoya sur orbite.
Amor à mort péchait par trop de lacunes, l’écriture n’était pas au niveau, mais je tenais toujours à ce trio d’amants diaboliques : je transbordai leurs mésaventures dans le quartier chic de Ponsonby où nous avions fini notre première nuit avec Francesca, puis dans ses alentours lors de leur fuite éperdue.
Francesca devint Eva, femme fatale ne crachant pas sur un rail de poudre pour noyer son ennui, mariée au beau et retors Roscoe, « sorte de James Dean sans drame la menant à l’est de nulle part », quand John(ny) fait leur connaissance lors d’une garden-party huppée. Il porte une lame de rasoir autour du cou et est sujet à des crises d’épilepsie inquiétantes. Eva devinera plus tard que John a été agressé sexuellement pendant son adolescence, lapin pris dans les phares d’un étrange éphèbe sur une dune de son adolescence (scène arrachée aux forceps à La Fanette, une chanson de papa Brel), John devenu dealer et peintre psychotique, peignant les visages des femmes qu’il invite dans sa bicoque sur la plage isolée de Karekare, avec son propre sang… Celui de ses modèles aussi ? Il faudra la mort de Roscoe et la mise en scène du crime pour que Jack croise la route des amants terribles. John est désespéré, poétique, touchant, suicidaire, en proie à des traumatismes qu’Eva fera voler en éclats en s’offrant tout entière. Eva/Francesca aux yeux d’émeraude qui envoûte Jack, alors pris au piège de sa propre névrose, voyant en elle le visage de sa fille disparue. Un accident, une collision d’émotions contradictoires.
Débusqués par la police, qui les soupçonne à juste titre du meurtre de Roscoe, John et Eva s’enfuient jusqu’au repaire du peintre meurtrier, la plage de sable noir de Karekare, un décor à la mesure de leur tendre détresse où, après que John a réalisé le portrait d’Eva, ils pourront s’aimer enfin corps et âme et mourir, pourchassés par Jack, comme une délivrance.
Une tragédie grecque, dévastatrice, un cri d’amour qui me traverse encore : mon Haka pour Francesca.
Je ne l’ai jamais revue. Mais lorsque je suis revenu plus tard à Auckland, j’ai appris que Francesca avait vécu avec un tueur qui, après quelques mauvais coups, avait failli l’entraîner en prison comme complice de meurtre : elle avait échappé de peu à son funeste destin et, depuis, Francesca était devenue peintre…
John. Eva.
Au fil du rasoir, ma sœur de sang.
4
Sortie de route
La Nouvelle-Zélande me hantait comme la main d’un amputé, l’écriture me sauvait du chaos mais il ne faut pas s’y tromper. J’aimais jouer au rugby le visage en sang, dernier défenseur, voir débouler des types de quatre-vingt-dix kilos et les retourner avec une énergie de dément comme si ma vie en dépendait, au tennis tenter des coups impossibles, courir après un lob et d’une torsion à se dévisser la colonne frapper de toutes mes forces pour transpercer l’adversaire monté au filet, voir la jambe gauche de Joe Strummer battre furieusement les planches d’un concert à feu et à sang, l’armée de Von Paulus encerclée dans la neige au large de Stalingrad, les chevaux polonais pris dans la glace de Kaputt, l’ardeur d’Ada et l’amour de Dalva, les aphorismes de Nietzsche, Vaneigem, « l’instant tigre » de Michaux, cette seconde où le fauve à l’affût sait au moment de bondir qu’il va briser la nuque de sa proie, Anna Karina quand elle pose la main sur le genou de Belmondo, Pierrot au bord de l’eau quand il lui raconte l’histoire du dernier habitant de la lune, sur mon Enfield cabossée attaquer les virages de montagne dans la roue des Guzzi trois fois plus puissantes, La Mémoire et la mer et les larmes échappées de l’écume, Ces gens-là de Brel, quand la rage et l’impuissance fusionnent et vous fissurent, la peur de l’abandon, de ne pas être aimé, quand Cyrano avoue à son seul ami les sentiments fous qu’il ne révélera jamais à sa cousine Roxane, fondre d’amour pour une femme qui va vous quitter parce qu’elle n’est pas de la même classe sociale, l’amener à vous aimer quand même, passionnément, pour qu’elle sache aussi bien que vous ce qu’elle va perdre et vivre en un mois fulgurant tout ce qu’elle vivra avec d’autres hommes, la seconde où Bonnie et Clyde comprennent qu’ils se regardent pour la dernière fois avant que les mitraillettes de la police ne les pulvérisent dans le film d’Arthur Penn, quand le Roy de Blade Runner s’enfonce un clou rouillé dans la paume pour réveiller ses dernières forces de vie et finalement sauver ce qui le tue, la voix de Bertrand Cantat, les écorchés et les bouquets de nerfs, n’importe quoi pourvu que ça brûle.
J’allais être servi.
Envois sans réponses, puis perte du manuscrit et de mes coordonnées postales malgré une note de lecture très favorable de l’éditeur de mes rêves, le temps qui passe encore, une réponse enfin positive de la part d’une autre maison parisienne, déjeuner avec l’éditeur renommé sur une belle nappe blanche, quelques remaniements à faire, bien sûr, pas de problèmes, nouvelle version envoyée puis huit mois à attendre en vain le contrat promis pour la publication du roman, un coup de fil pour m’entendre dire qu’en fait non, le comité de lecture n’était pas unanime, cruelles désillusions (j’avais évidemment annoncé à tout le monde que j’étais édité à Paris), nouveaux envois, nouveaux mois qui passent, une maison d’édition parisienne plus modeste qui accepte enfin le manuscrit, un an d’attente encore avant sa parution, le temps pour l’éditeur en question de mettre la clé sous la porte : j’avais tant joué de malchance avec la publication de Haka que ça en devenait comique. Il y avait là de quoi écrire un récit retraçant à la hache mes déboires dans le monde de l’édition. Ce que je fis plus tard avec Comment devenir écrivain quand on vient de la grande plouquerie internationale.
Mes rares lecteurs savaient à peine où se situait la Nouvelle-Zélande, les journalistes et les critiques littéraires s’en fichaient : qu’un Français écrive un roman se déroulant dans cette île perdue du Pacifique semblait si incongru que Haka, ma danse et mon cri de guerre maoris, avait attisé en tout et pour tout la curiosité d’un fanzine spécialisé, dans une campagne près de Langon dont l’existence même me semblait douteuse. La mode était aux serial killers laissant d’affreux cadavres éviscérés et des inscriptions kabbalistiques qui font peur, pas à la découverte des autres cultures à l’heure de la mondialisation, sans parler de la cote lamentable des auteurs de polars français depuis la mort de Manchette. En dépit de sa sortie fantôme (plus d’attachée de presse ni de directeur de collection, dépôt de bilan : fidèle à son auteur, mon livre avait eu une sortie qu’on pouvait qualifier de suicidaire), je savais que Haka était bon, avec un style percutant et des personnages qu’on ne croisait pas à chaque coin de rue. Mes trente ans toléraient encore des phrases comme « Au large, le soleil avait l’eau à la bouche » mais j’avais senti les premiers frémissements de mes ailes. Peu de gens m’avaient lu mais parmi eux peu étaient restés indifférents, j’avais même quelques fans, des gens qui n’arrivaient pas à croire qu’un gars de Montfort-sur-Meu ait pu écrire le terrible Haka. Encourageant, non ?