Non. Une guerre affective dévastatrice me vit, un jour, sans nouvelles de ma fille, âgée de seize mois. Disparue dans la nature, enlevée. Les couples qui se déchirent ne sont pas beaux à voir. Dans tous les cas. Le cœur d’un père vaut bien celui d’une mère, et la torture de l’absence fut violente. Un coup à en perdre définitivement la boule : je pouvais sortir d’une voiture à quatre pattes sans m’en rendre compte, pleurer de rire devant un poney, me réveiller avec des cheveux blancs, rester huit heures la tête plantée dans l’oreiller sans pouvoir bouger d’un millimètre, les nerfs irradiés par des névralgies que la morphine peinait à atténuer, parler de manière totalement incompréhensible, oublier le code de ma carte bancaire, mon numéro de téléphone, de sécu…
C’est dans ce climat déboussolé que je commençai Plutôt crever.
J’avais inauguré une série de romans autour du personnage de Mc Cash, flic borgne sans prénom, avec le peu recommandable Delicta mortalia. Plutôt crever serait le deuxième volet de ses aventures.
Le livre se voulait un hommage à Pierrot le fou de Godard, mais il pâtit de ma situation de l’époque. Difficile d’écrire un roman sur ce que l’on vit en direct, sans recul — il y était évidemment question d’enfant, d’abandon, de traumatismes enfouis ou non, d’injustices et de colères mal dirigées… Dans ce nouvel opus, Mc Cash, la quarantaine, se retrouve flic à Rennes après des années parisiennes et suite à sa séparation avec Angélique. Il consomme de la poudre dès la première scène dans les toilettes du commissariat, ceci tout en lisant Nietzsche — que je découvrais —, cherchant dans la philosophie radicale du divin moustachu un sens à ses excès et ses malheurs.
Un an aurait dû suffire à la rédaction de ce roman, il m’en fallut trois sans que je réussisse à recoller les morceaux de moi explosés aux quatre coins du cosmos.
Mc Cash se retrouve arbitre entre un jeune homme, Fred, devenu tueur contre son gré et un grand-père qui abuse de ses petits-enfants, des flics de l’anti-terrorisme aux abois et des amphétamines frelatées qui lui font perdre le nord, sans oublier l’ex-amant taré de l’ETA qui cherche à récupérer son revolver et se venger d’Alice, l’amie de Fred.
Le problème de Plutôt crever, c’est que c’était moi le « Fred » à la veste aux poches décousues qui plaide devant le juge des affaires familiales pour récupérer sa petite, le chômeur traumatisé sans un sou vaillant qui n’a que sa bonne foi à opposer à la haine, la perversité et une morale toujours prompte à cacher ses mensonges les plus inavouables. Seulement je n’étais pas dans le coup, la tête prise dans un étau. Fred ne comprenant pas ce qui lui arrive, le personnage se perd en bons mots post-situationnistes sous le regard d’une Alice compatissante et secrète.
Plutôt crever, moins raté qu’inabouti, fut paradoxalement le roman qui me permit d’accéder à la « grande maison d’édition parisienne de mes rêves ». Huit ans étaient passés depuis mon premier roman chez Balle d’Argent vendu au bar d’Éléphant-Souriant. Le chemin parcouru pouvait paraître flatteur, mais pas du tout : j’avais méchamment raté le coche avec Haka et, exigeant en tout et en particulier envers moi-même, je n’étais pas satisfait de Plutôt crever. C’est sans surprise que le roman ne marcha pas. Je n’en fis pas une maladie. L’éditeur de mes rêves attendait autre chose de moi : la suite de Haka. OK.
Plutôt crever m’avait laissé dans les cordes, les deux livres de commande que j’écrivis chez d’autres éditeurs pour payer mon nouveau loyer parisien valaient à peine leur poids de papier (il y a belle lurette que je les ai virés de ma bibliographie), personne ne m’attendait mais j’étais prêt à remonter sur le ring pour casser la gueule du destin.
C’est ce qu’on se dit quand on se bat contre soi-même.
5
Pas de quartier
Jusqu’alors, la politique n’avait pas une grande place dans ma vie d’écrivain rebel rebel. Malgré leur Fête de la musique, les années Mitterrand étaient à vous dégoûter d’être de gauche, la droite avait toujours plus ou moins senti le moisi : je n’avais jamais voté et ne comptais pas le faire. Et puis un jour, je lus la biographie d’Ernesto Guevara, de Pierre Kalfon, le journaliste globe-trotter écrivain.
Je me méfiais un peu de l’icône argentine, vu le destin de Cuba et du communisme en général, mais je découvris un jeune médecin épris de liberté partant à moto (tiens) avec un copain (tiens, tiens !) à travers l’Amérique du Sud et qui, constatant l’horreur du capitalisme made in USA, qui réduisait les Indiens et les pauvres gens en semi-esclavage, avait décidé, après avoir soigné des lépreux, de faire la révolution.
Je comprenais cette colère. Généreux, rêveur, aventurier, amateur de femmes, handicapé par un asthme carabiné, Ernesto « Che » Guevara avait l’étoffe d’un héros de roman. Pris en tenailles par la CIA, les délires de Moscou et la roublardise de Castro, les crises d’asthme qui le mettaient sur le flanc des jours entiers au milieu d’une jungle hostile, Guevara était le héros d’une histoire qui, immanquablement, finirait mal : une pure inspiration pour un écrivain énervé.
Je me pris d’empathie durant la lecture de la biographie, redoutant sa fin tragique à mesure qu’elle approchait. « Che » Guevara avait peut-être fermé les yeux sur ce qui se passait dans les prisons cubaines, les exactions de Mao et les provocations soviétiques, mais ce type avait tout donné, son temps, sa vie, ses amours, pour un idéal de générosité au-delà des hommes qui s’en réclamaient. Sa mort n’était pas une injustice, juste une fatalité. Mais quand je lus le compte rendu de son exécution dans la jungle bolivienne, mon cœur se fissura : le conseiller du dictateur mis en place par la CIA, l’homme qui avait aidé à traquer et exécuter le beau et excessif Ernesto, ce type n’était autre que Klaus Barbie.
Le chef de la Gestapo de Lyon.
Celui qui avait torturé à mort Jean Moulin, le petit préfet de l’Eure qui, en septembre 1940, avait refusé de signer les papiers administratifs avalisant l’exécution des soldats noirs par les Allemands et qui, pour montrer sa détermination aux envahisseurs, avait tenté de se suicider en se fracassant le crâne contre le mur de la cellule où on l’avait cloîtré. Jean Moulin, le héros de la Résistance et honneur de la France défaite, l’homme qui aimait les femmes et n’avait pas parlé sous la torture malgré les multiples interrogatoires… Que le tortionnaire nazi de Jean Moulin soit devenu le conseiller du dictateur Barrientos avec la bénédiction du gouvernement américain finit de me rendre totalement enragé. J’entrai en politique par aversion : je n’étais plus seul, nous étions des millions, liés les uns aux autres, face à l’oppression.