Mes livres, dorénavant, seraient politiques — tendance pas de quartier.
Haka laissait une question en suspens, en réalité la partie immergée de l’iceberg, cette énigme monstrueuse que Jack n’avait pas eu le temps de résoudre et qui traitait d’indigénisme — une réaction identitaire extrême face au processus de mondialisation. Une suite politique au livre, en définitive, que j’entamai l’année de mes trente-trois ans, plus remonté que jamais.
J’avais beau signaler à mes rares contacts que deux heures de TGV suffisaient pour se rendre à la capitale, le fait de vivre en province me coupait du petit monde des décideurs et des arts en général. Fauché quoique édité dans une grande maison d’édition parisienne avec Plutôt crever, je trouvai un appartement au cœur de la ville grâce à mon vieil ami Gros-Poto, qui accepta de cohabiter au prorata de nos gains, lui comme avocat fiscaliste, moi comme Rmiste… Pour résumer, j’allais faire les courses, il les payait. Nous nous connaissions depuis les terrains de foot de Montfort-sur-Meu, catégorie poussin, où je redoutais les puissants shoots que ses grosses cuisses expédiaient, parfois sur ses partenaires, dont je faisais partie ; vingt ans plus tard, d’une générosité sans faille, Gros-Poto me permettait de poursuivre ma carrière à Paris, ville de toutes les promesses — gloire à toi, mon ami…
Le monde en l’an 2000 allait de plus en plus vite, avec l’arrivée d’Internet et des téléphones portables ; l’accès à une documentation conséquente sur la culture maorie s’accompagnant d’une bourse d’écriture du ministère des Affaires étrangères, j’eus l’opportunité de revenir en Nouvelle-Zélande comme écrivain sponsorisé, réalisant le rêve commis douze ans plus tôt après que ce salaud d’Éléphant-Souriant eut refusé de devenir clandestin.
Je n’avais pas attendu l’obtention de la bourse pour entamer la suite de Haka ; après un an d’écriture intensive, les grands axes du livre étaient tracés, l’intrigue, les principaux personnages. Le héros s’appelle Paul Osborne, un flic suicidaire au charme incendiaire, amoureux depuis l’adolescence de sa voisine maorie, Hana. Paul lui a joué un sale coup plus jeune, alors qu’il était la seule personne en qui elle pouvait avoir confiance dans le quartier mal famé où ils ont grandi, et depuis Paul court désespérément après son pardon…
Devenu spécialiste de la question maorie, Osborne n’est plus que l’ombre de lui-même au début du roman : exilé à Sydney (dans le quartier chaud de Kings Cross où j’avais miraculeusement trouvé du travail en marchant dans la rue), il se drogue pour oublier Hana sans se résoudre à mourir tout à fait. Osborne accepte de revenir, pour les besoins d’une enquête, au pays de ses malheurs sans savoir que le pire l’attend.
Viol, rage, impuissance, je me glissai si profondément dans la peau de Paul Osborne qu’il devint vite mon double secret, ma combustion, un être sentimentalement violent, nihiliste pour peu qu’on le pousse dans ses retranchements, un véritable danger public.
J’avais un thème fort : le risque d’une réaction indigéniste face au rouleau compresseur néolibéral en vigueur en Nouvelle-Zélande, sorte de laboratoire dans la région Pacifique. La question autochtone au cœur du roman, il me manquait le contexte politique local au début du millénaire, et une part de l’âme maorie survolée dans Haka.
C’est elle que j’allai chercher à l’autre bout du monde.
L’argent de la bourse avalé par le remboursement des dettes contractées durant la première année d’écriture, je débarquai à l’aéroport d’Auckland aussi fauché que la première fois, mais avec mon sac de voyage et un projet d’écriture concret.
J’ai toujours pensé que si tous les hommes ressemblaient à Poil-de-carotte, notre ami kiwi, la vie sur terre serait merveilleuse. Généreux, gentil, curieux, sensible, il était venu passer quatre mois en France quelques années plus tôt, où nous l’avions choyé comme il nous avait choyés. Poil-de-carotte se proposait aujourd’hui de m’aider dans ma mission romanesque, m’offrant de séjourner dans la maison vide de son frère où je pourrais écrire tranquille. Que demander de mieux ?
J’étais un peu décalqué après le stop à Singapour mais heureux de retrouver mon vieil ami. Je l’aperçus le premier, qui m’attendait derrière les barrières de la zone d’arrivée, mais remarquai tout de suite que quelque chose n’allait pas. Poil-de-carotte semblait contrarié, préoccupé, son visage que je n’avais pas vu depuis six ans s’était transformé. Ses traits étaient tirés, avec quelque chose d’amer à la bouche. Il sourit en me voyant sans que l’expression de malaise se dissipe, l’esprit à des turpitudes qui m’échappaient encore. Je découvris bientôt son problème — il ne trouvait plus son ticket de parking — et n’y compris rien.
On grimpa dans sa voiture et, à peine échangées quelques nouvelles de nos familles respectives, il attaqua bille en tête : il ne comprenait pas comment Tony Blair pouvait être aussi populaire en Grande-Bretagne. D’ordinaire ironique et mesuré, Poil-de-carotte, qui n’avait jamais parlé de politique, détestait Tony Blair. C’était quelques mois après les attentats du 11-Septembre et le monde avait pris un coup de vieux, à l’instar du visage de mon ami. Pour faire bonne figure, je répondis que moi non plus je n’aimais pas trop Tony Blair, chantre de la « troisième voie » post-travailliste et surtout de mèche avec George W. Bush, futur responsable du chaos au Moyen-Orient.
La méprise entre nous ne pouvait pas être plus grande : pour Poil-de-carotte, Tony Blair était un dangereux socialiste qui précipitait le Royaume-Uni dans la débâcle, quant à l’Amérique de Bush, elle devait mener une guerre sans merci au terrorisme. Moi qui étais venu ici pour critiquer la mondialisation plus prompte à l’écrasement des différences qu’à son harmonie, blessé par les petits arrangements de l’impérialisme yankee avec l’extrême droite, notre vision politique du monde pouvait difficilement être plus opposée.
Je ne reconnaissais plus le meilleur ami du monde. Poil-de-carotte ne souriait plus, ne sortait plus, son travail d’avocat le déprimait, mais il ne changeait rien, vivait dans une banlieue pavillonnaire à deux pas de chez ses parents et se méfiait des cambrioleurs, en majorité des Maoris, autre objet de mon intérêt. L’ambiance devenait pesante.
Ses parents m’invitèrent à déjeuner dans un restaurant de la ville, où ils commencèrent à me questionner sur la France, l’antisémitisme, les réactions après le 11-Septembre. Je craignais le pire, ce fut pire.
Poil-de-carotte et son père considéraient Bush et Sharon comme des chics types, niaient le réchauffement climatique et ce qu’ils prenaient pour des élucubrations écologistes, articles de sites Internet douteux à l’appui… Je me retrouvais face à un ancien député conservateur néo-zélandais d’une ignorance crasse sur le sujet, qui balayait toute idée de réchauffement climatique par simple idéologie politique, un pur négationnisme digne des lobbys pétroliers ou autres participants à l’enfumage de tous les traités signés et jamais appliqués depuis vingt ans.
À cran, je leur parlai de mon livre en cours d’écriture, notamment de l’indigénisme comme réaction face au néolibéralisme — une crispation identitaire passéiste et archaïque contre toute idée de modernité. Poil-de-carotte et son père m’assurèrent que les Maoris étaient fantastiques pour le rugby, mais pour le reste c’était surtout une bande d’assistés qui ne pensaient qu’à « pleurer comme des bébés » pour réclamer de l’argent. Je rétorquai qu’on avait tout de même volé leurs terres, rendu leur culture exsangue, mais a priori je me trompais : les Maoris, incapables de travailler comme tout le monde, ne savaient que picoler, cambrioler et remplir les prisons.