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Puis, après trois quarts d’heure de postures chorégraphiées et attaques diverses dans le vide, Pita Sharples arriva enfin.

Moi qui m’attendais à trouver un chef maori aux yeux de feu, colossal et fier, je trouvai un petit homme râblé au regard vif et brillant d’intelligence, qui aussitôt m’écrasa le nez en guise de bonjour — le hongi maori.

Nous nous éloignâmes pour discuter et ma première question concerna l’impact de la mondialisation sur la société maorie. Le chef saisit la balle au bond sans mâcher ses mots. Compétition de tous contre tous, arrangements entre puissants toujours plus puissants sur le dos des peuples, autochtones ou non. Enfin quelqu’un qui me comprenait ! Nous avons discuté de politique pendant une heure, comme deux vieux copains. Le regard du dangereux-maori-à-qui-il-ne-fallait-surtout-pas-parler-de-politique était rieur, son ton volontiers facétieux.

Pita Sharples m’expliqua que les tribus maories ne se faisaient plus la guerre comme jadis, sinon par hakas interposés : le tournoi national se profilant, ils s’entraînaient pour rester les meilleurs danseurs.

Le soir tombait sur le marae et, ravi de les laisser entre eux, je me tins à l’écart et observai la cérémonie, dirigée par leur chef.

Ce fut inoubliable. Cinquante Maoris, hommes et femmes, réunis sous la lune, dansant le haka avec une grâce et une fureur sauvages ; mes poumons aussi tremblaient tandis qu’ils avançaient vers moi, l’ennemi imaginaire, tirant la langue, chaque pas frappé sur le sol réveillant les morts, les ancêtres et la colère qui les animait ce soir encore. Ils finirent leur danse martiale à un mètre de mon visage, d’un même cri de rage qui déchira la nuit.

J’étais subjugué. Par le haka partagé avec eux, leurs faces grimaçantes sous la lune, la force de leurs voix immémoriales, puis leurs éclats de rire sitôt la danse achevée, et toutes leurs attentions envers moi, bienvenu du moment que je les respectais.

Christine quitta le marae avant moi, qui restai boire une bière avec mes nouveaux amis. Mais avant de partir, la vieille dame frileuse et apeurée me glissa, retournée par ce qu’elle venait de vivre :

« C’était une soirée extraordinaire… Je retire tout ce que je t’ai dit dans la voiture. »

En dépit de cette nuit maorie, mon retour mille fois fantasmé en Nouvelle-Zélande se soldait par un fiasco. Si j’avais glané de précieuses informations sur la culture autochtone, j’avais perdu l’amitié de mon ami kiwi et n’en avais pas fini avec mes désillusions. De retour en France, non seulement mon ordinateur mais aussi toutes mes disquettes de sauvegarde avaient été vérolés par un virus. Disparition totale. Après un an d’écriture et un rêve carbonisé, je devais tout reprendre à zéro.

Je fis lire une première version à mon éditeur parisien un an plus tard, lequel jugea ma suite néo-zélandaise peu aboutie, puis une autre version à mon ami libraire qui, de fait, trouva ça nul. Il me conseilla de tuer le héros dès le premier chapitre ou de commencer un autre bouquin.

Écrivain-voyageur ou pas, ils commençaient à me les briser, tous, là !

Ma vengeance contre le sort serait terrible.

Ou plutôt mon utu, un précepte maori consistant à rehausser son mana (sa force et son prestige) en frappant l’ennemi plus fort qu’il n’a frappé. Œil pour dent, tête pour œil, un carnage sans fin que je perpétuai dans mon livre.

Dans Utu, la communauté maorie est dépeinte dans sa force culturelle et aussi dans sa dérive identitaire. Suivant ce principe de vengeance tribale, les Maoris indigénistes menés par un gourou sanguinaire, Nepia, préparent une série d’enlèvements et d’exécutions rituelles contre les symboles du néolibéralisme — magnat de la presse, politiciens, capitaine d’industrie, chef de la police… — , carnage que seul Osborne pourra arrêter.

Encore faut-il qu’il en ait envie. Champion du monde de la défonce et des coups vaches en réponse aux agressions dont il fait l’objet, mon héros urine dans son pantalon à la troisième ligne du roman, se casse le nez tout seul contre le comptoir du Cornerbar, continue à se droguer pour oublier le réel, un type qui fonce vers sa propre mort à mesure qu’il se rapproche de Hana, son amour perdu. Au milieu du chaos, des meurtres et des mensonges, Osborne s’avère le seul personnage droit et honnête du livre, quand le utu frappe autour de lui.

Enragé, j’y allai de bon cœur.

Le discours du père de Poil-de-carotte servit à décrire la mentalité conservatrice d’un libéralisme du bout du monde, au racisme décomplexé quoique nié. Quant à Poil-de-carotte, devenu réactionnaire comme son père tout-puissant, s’il semblait bien malheureux (on se réconcilierait des années plus tard), il devint l’adjoint d’Osborne, Tom Culhane. Une nuit, parti en torche, mon héros fait la connaissance d’Ann Brook, avatar de Bombe-Anatomique, qui lui glisse un mot doux au Cornerbar où Osborne poursuit son entreprise de destruction intime. La nuit que je n’avais pas passée avec cette femme douze ans plus tôt devint la pierre angulaire de Utu, la scène choc du livre où ils finiront dans un club étrange, cernés par les tueurs…

Dans cet océan de noirceur, Osborne ne cesse de chercher son amour d’enfance, Hana, devenue activiste fanatisée par Nepia, le gourou indigéniste. Nepia n’est pas le seul à commettre le utu des Maoris : tous les personnages du livre se vengent les uns des autres, faisant voler en éclats le vernis policé d’une société réputée paisible.

Osborne retrouvera Hana sur les lieux d’un sacrifice rituel, pour un final apocalyptique…

Ma Nouvelle-Zélande tant aimée passée à la dynamite.

Mon Utu.

6

Hautes tensions

À trente-six ans, je sentais que mon écriture et mon acuité au monde s’affinaient. Ma vie à Paris aussi commençait à prendre forme : l’élaboration de Utu me confinait au RMI, précarité compensée par les rencontres que je faisais dans la capitale ou lors des festivals de littérature. Amicales ou amoureuses, elles ont toujours fourni l’essence de mon moteur à explosion. Auteurs, éditeurs, artistes ou simples humains de haut vol, je rencontrai de nouvelles personnes sans perdre mes amis d’enfance, base de mon porte-avions. Parmi les musiciens dont je fis la connaissance, ceux de Noir Désir occupaient une place à part. Ce n’était pas la première fois que je côtoyais des gens dont j’admirais le travail, mais nous n’avions jamais été si proches. Moi qui, à force de les écouter en boucle, avais réussi à en dégoûter mon entourage, je me retrouvais à graver dans les rires le socle d’une amitié multiple. Comme Kessel, j’ai toujours préféré les hommes aux idées ; ça tombait bien, nous avions les mêmes…

J’achevais Utu lorsque survint l’été 2003.

Me retrouvant en vacances au cœur du cyclone, je lus l’intégrale de René Char lors de ce caniculaire et déprimant été, une lecture vécue comme un choc. Transformation, transfert, phénomène compensatoire, c’était comme si la puissance de sa poésie traversait la chute du totem Cantat pour s’encastrer dans mon corps littéraire. Rapport chamanique, petit arrangement avec la tristesse des hommes, appropriation de forces obscures pour rattraper la lumière enfuie, je ressortis de cet été maudit grandi, différent.

Je savais depuis Brel qu’un vocabulaire d’académicien n’est pas le gage d’un écrit valable : deux mots surprenants lorsqu’ils sont mis ensemble peuvent en revanche créer une étincelle. La poésie de Char nourrit l’absence que laissait Bertrand Cantat, dont la voix depuis longtemps déchirait mes mots[3].

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3

« Ça sonne vraiment bien mais le sens ? À cette époque Cantat ne dit pas tes mots, comment les déchirerait-il ? » se demande mon éditrice, qui connaît pourtant ses chansons par cœur. Eh bien, quand on écrit pendant des années huit heures par jour avec la même voix à bloc dans les tympans, les mots prennent son émotion, sa puissance évocatrice, son « son ». Alors oui, la voix de Cantat chez moi déchirait tout, mes livres sont pleins de ces petits papiers éparpillés.

PS : on notera au passage que les réflexions de votre éditeur vous poussent à préciser ce qui vous semble entendu, et qui ne l’est pas. J’ai la fâcheuse tendance à croire que les lecteurs sont dans ma tête, qu’ils « voient ce que je veux dire », eh bien non, pas forcément.