Nous garâmes notre voiture dans une cour de ferme écrasée de soleil. Il y avait des chambres libres mais, plutôt fauchés, nous plantâmes notre tente sur le terrain un peu plus bas, sous les arbres que le propriétaire avait prévus à cet effet. Nous étions les seuls à camper sur ces terres désertées, l’été battait son plein et les animaux étaient partis en masse se rafraîchir au Botswana et ses deltas.
Une idée me vint alors que nous buvions un verre avec le fermier qui nous louait son terrain.
La Namibie est un des endroits les plus chauds au monde ; à cette période de l’année, la température au sol peut atteindre soixante-dix degrés. À ce tarif, même les animaux les plus endurcis se cachent du tueur céleste. Quant aux humains, leur espérance de vie au soleil est tout aussi limitée.
« Prenez toujours une bombonne d’eau d’avance, nous prévint le fermier, et ne vous éloignez pas de la piste ! L’autre jour deux types se sont perdus ; on a fini par les retrouver trois jours plus tard au milieu du désert, tellement déshydratés que leurs cadavres étaient tout secs, méconnaissables, on aurait dit des branches mortes ! »
Effrayant. Romanesque.
J’avais trouvé le dernier cadavre de Zulu, celui que Brian Epkeen retrouverait au bout de la piste, trop tard…
Nous roulions sur des routes sans fin, croisions quelques buissons, et la chaleur grimpait encore — quarante-sept degrés à l’ombre. Le soleil nous mordait littéralement la nuque quand on s’arrêtait faire le plein. Enfin nous trouvâmes un endroit pour dormir près du grand canyon, que nous comptions visiter le lendemain, le coffre rempli de bouteilles d’eau et d’alcool.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Bête n’avait pas la même sensibilité que moi face aux animaux, vivants ou morts. Là où je m’émerveillais d’un grand koudou surpris sur le bord de la route, la Bête m’enjoignait de l’écraser, « vite, avant qu’il ne s’enfuie ! », et quand je m’arrêtais pour parler doucement aux si jolis springboks qui prenaient le frais sous un arbre au cœur de l’après-midi, mon équipier leur criait dessus pour qu’ils détalent. Pour lui, les autruches n’étaient qu’une bande de grandes connes à la cervelle de chenille ; les girafes, les gazelles, la Bête ne faisait pas de différence. D’ailleurs, la carte du restaurant où l’on dînait ce soir-là lui convint tout à fait : springbok, oryx, koudou, autruche, tous les animaux du coin étaient au menu.
Un phasme de quarante centimètres passa à nos pieds pendant que la Bête dévorait son antilope, l’air de la nuit namibienne était chaud, la quatrième bouteille de vin rouge reposait sur la table face au désert, le ciel comme paravent… Je me sentais chez moi : la puissance évocatrice de la nature nourrissait mes personnages, qui prenaient chair avec elle.
La Bête ayant amené une tente qui se monte en la jetant par terre, nous nous réveillâmes le lendemain matin le visage boursouflé de chaleur et d’alcool, pour ainsi dire difformes, mettant fin à notre tentative de camping. Près de dix ans étaient passés depuis ma première incursion namibienne et les splendeurs du pays me ravissaient toujours autant. Le canyon de la Fish River — le deuxième plus grand au monde —, les routes désertiques, les dunes et les réserves privées, la Bête aussi appréciait la sauvagerie des lieux. L’été, les animaux étaient rares, mais c’est le plus dangereux d’entre eux que nous fuyions en particulier : le touriste.
Ce dernier brillant par son absence, certains lodges étaient vides, à moitié prix, complétant le luxe d’une nature africaine en pleine forme. Elle était mon alliée, celle qui embrase mon imagination. Elle carbure sans discontinuer quand je voyage, en conduisant, en somnolant contre la vitre, en buvant un verre avec mon équipier, quand une autruche passe à hauteur — je suis l’autruche, même une seconde —, quand le vent chaud souffle sur mon visage et que toute la beauté du monde m’absorbe, quand le temps rétrécit les nuits d’ivresse, quand je ne pense à rien et que la nature me remplit.
Les gens vous parlent naturellement lorsqu’ils se sentent écoutés, ils vous confient parfois des choses qu’ils ne diraient pas à leur femme, leurs enfants, vous racontent leur histoire, même banale. Tout le monde a quelque chose à dire sur son pays, sa vie, la politique. Il suffit de poser des questions, de préférence le coude sur le comptoir, s’intéresser aux gens dans leur diversité, avec leur bêtise et leur tendresse. Tous ont des anecdotes étonnantes, des informations de première main que je relie à mon livre.
Lors de la visite d’un parc namibien, le maître des lieux me montra des photos des morsures d’une araignée spécialement venimeuse qui vivait dans les environs, une plaie purulente et visiblement douloureuse, aussitôt susceptible de gâcher la mort d’un des salopards qui nourrissent mes intrigues. La question du pardon et de la vengeance traverse tout le livre : cette araignée allait la symboliser…
Je n’intellectualise pas beaucoup ce que je fais ou vis. En voyage, je prévois un minimum de choses — des contacts à rencontrer, des lieux qui fixeront les étapes du périple — et attends de voir ce qui arrive. Nous sommes ce qui arrive. Au fond c’est de cela qu’il s’agit. Le « personnage » de l’araignée n’aurait jamais vu le jour si le gardien du parc ne m’avait pas parlé de celles qui peuplent le désert. On peut ficeler une intrigue, apprendre dans des livres ou en suivant des cours spécialisés comment tirer un récit au cordeau, mais il est susceptible d’exploser à la vue d’une simple araignée…
C’est elle qui m’a donné l’ultime ressort de Zulu.
De même, nous faisions le plein dans une station-service perdue au milieu du désert quand une jeune femme namibienne vêtue de lambeaux qui mendiait devant les pompes se présenta à nous, son bébé rachitique, comme mort, dans les bras ; j’imaginai Epkeen croisant cette mère dans la même station-service, femme khoïkhoï devenue folle après que des babouins avaient volé son bébé — la pauvre bercerait une poupée de chiffons à la place de son enfant, demandant à Epkeen s’il avait vu son petit, quelque part… Non, il ne fait pas toujours bon être dans ma tête.
Ni dans celle de la Bête.
La dagga sud-africaine fumée depuis des lustres, mon ami borgne se tenait encore malgré le manque qui le taraudait. Je l’observais avec amusement. Son comportement sur des terres aussi inhospitalières pouvait s’assimiler à de l’inconséquence (marchant en plein soleil à l’assaut de la plus haute dune du monde, ascension estimée à une heure quinze, en plus des deux kilomètres de piste pour l’atteindre, la Bête allait partir les mains dans les poches de son short, sans eau ni chapeau), voire à de l’inconscience (alors qu’il jetait des gros cailloux dans le gué que nous devions passer pour en estimer le fond, une bande de babouins rappliqua en montrant les crocs, et la Bête prit une branche pour les chasser, ces connards).
Nous achevions notre dernière bouteille de vin sur la terrasse de notre lodge, quand je proposai à la Bête de marcher un peu dans le noir et de s’allonger pour admirer la Voie lactée. Le borgne n’y voyant à moitié rien, je le laissai à son fond de pinard et marchai pieds nus sur le sable. Il était doux et tiède comme l’air de la nuit. Je m’allongeai cinquante mètres plus loin, au pied d’un arbre mort, sur le sol de ce désert qui me parlait tant. Un silence nu passa sur moi, bras écartés face au ciel étoilé, essaims vaporeux, têtes d’épingle ou machines filantes à travers l’infini nocturne. En osmose avec les éléments, je passais des minutes lumineuses, bleu pétrole saupoudré de poussières cosmiques, quand un battement puissant et répétitif fendit le silence : les ailes d’un grand hibou blanc.