L’oiseau se posa sur la branche de l’arbre mort près duquel je reposais et, stoïque, me fixa comme une bête curieuse. On était deux. Je ne bougeai pas d’un pouce, les mains écartées sur le sable. Le hibou ne bougea pas davantage — après tout c’était son territoire —, visiblement curieux. Je lui parlai doucement, pour ne pas l’effrayer, il m’écoutait depuis sa branche et me devint bientôt familier, comme si nous étions branchés l’un à l’autre par un lien secret et mystérieux, rare et pur moment d’harmonie qu’un pas lourd brisa alors.
« Qu’est-ce que tu fous ? me lança la Bête.
— Chut ! Regarde sur la branche, il y a un hibou qui est venu se poser. Ça fait cinq minutes qu’il est là. On se parle sous les étoiles. Allonge-toi, tu vas voir comme c’est beau[5]. »
La Bête maugréa sous l’œil suspicieux du rapace, consentit à poser sa carcasse sur le sable. La nuée d’étoiles le captiva une minute ou deux. Ça ne dura pas.
« C’est nul ton truc.
— Pauvre plouc.
— C’est ça… Tiens, je vais faire un peu de sport, moi ! »
La Bête faisait régulièrement des exercices d’étirement très vaguement inspirés du yoga pour prévenir le retour d’une hernie discale qui l’avait tenu éloigné des terrains pendant des mois : il commença ainsi à s’arc-bouter sur le sable tiède, soufflant comme un bœuf à chaque figure acrobatique, tira sur ses jambes, ses bras, ses reins, ahanant si fort qu’on n’entendait plus la nuit.
Le hibou déguerpit illico de sa branche, entre écœurement et effroi, me laissant seul avec mon équipier. Sa gymnastique celte dura dix minutes, agrémentée de grognements et commentaires intempestifs, salopant définitivement l’instant magique.
La Bête finit par retourner vers la tente, les tendons bien étirés.
Et le grand hibou blanc revint bientôt, à sa place, pour poursuivre notre conversation silencieuse…
Si en partant je n’abandonnai qu’une trace légère sur le sable où l’on devinait encore l’emplacement de mes doigts, la Bête avait labouré le sol comme si un rhinocéros avait pris un bain de poussière pour éliminer ses parasites — j’étais parti en Afrique avec Godzilla.
Comme rien ne se perd, je me servirais de cette scène lorsque Epkeen, à la recherche d’Ali perdu dans le désert, désespère de jamais le retrouver : lui aussi parlera au hibou, ému, sans obtenir de réponses…
Après dix jours en Namibie, où l’imagination carburait in situ, j’avais le final de mon livre, une fin belle et tragique comme je les aime. La mort n’est qu’une infime partie de la vie, c’est elle que je célèbre dans mes unhappy ends… Enfin, comme pour les films de cinéma dont les scènes sont tournées dans le désordre, il était maintenant temps de revenir au début de Zulu : Cape Town.
9
Les sentiers de la gloire
Je regrettais le désert namibien, ses langueurs, les rares animaux croisés et le vent brûlant sur la peau de mes héros à l’agonie ; enfin, nous arrivions à Cape Town, une des plus belles villes du monde.
Nous posâmes nos sacs dans une pension proche d’Observatory, le quartier étudiant où Chevalier-Élégant et Planeur-Nerveux avaient vécu. Le Green Elephant était tenu par de jeunes métis cool et avenants. Des murs surmontés de fils barbelés et de lignes électrifiées ceinturaient l’enceinte et le jardin avec piscine — dedans, aucune femme de couleur. Dix jours sans amour, ça faisait long pour la Bête, qui commençait à regarder les pics verdoyants de la Table Mountain avec une sérieuse envie d’en scalper la moitié.
« Allons donc nous promener… »
Deux cents mètres suffirent à nous plonger dans l’ambiance. Un homme gisant à terre devant la pharmacie, des passants affolés, l’unité d’intervention de la police qui déboule avec armes de poing et gilets pare-balles, les gyrophares de l’ambulance qui hurlent à la mort : pour une première sortie dans le quartier populaire de Victoria, nous étions servis. Des épaves jonchaient les trottoirs, le visage ravagé par l’alcool ou la drogue, certains dans des états assez effrayants.
Le sida et la condition des enfants des rues étant deux des sujets de Zulu, j’avais organisé un rendez-vous dans un bistrot d’Observatory avec Raymond, un médecin belge qui travaillait pour une ONG dans le township de Khayelitsha. Avec ses moustaches broussailleuses et son regard vif, Raymond inspirait la sympathie. Le médecin m’expliqua son combat contre cette grande plaie qui dévastait le pays, le sida. Là encore, l’Afrique du Sud battait tous les records : près de dix pour cent de la population étaient infectés, une femme sur trois dans les townships, le plus souvent victimes de viol ou de viols conjugaux.
Si rien ne changeait, l’espérance de vie, qui avait déjà baissé de cinq ans dans les années 1990, pourrait perdre quinze ans et tomber à quarante ans. D’ici trois ans, me dit-il, près de deux millions d’enfants auraient perdu leur mère des suites du sida. Au-delà des statistiques, les gens touchés par le virus étaient considérés dans les townships comme des pestiférés (certaines femmes refusaient de se faire soigner à l’hôpital de peur d’être battues par les infirmières, qui les accusaient « d’écarter trop facilement les cuisses ») et souvent prêts à croire n’importe quoi pour se soigner. Des milliers de malades s’imaginaient guérir en déflorant des vierges, croyances encouragées par des sangomas ignares, les guérisseurs, sous prétexte de médecine traditionnelle : sacrifice, émasculation, enlèvement et torture d’enfant, les crimes rituels les plus abominables étaient régulièrement commis sous couvert de guérison miraculeuse. Plusieurs centaines de meurtres officiellement ces dix dernières années, des milliers plus sûrement : enfants mutilés, bras, sexe, cœur, organes arrachés, parfois à vif pour un surplus d’« efficacité », vertèbres vendues à prix d’or, la foire aux horreurs battait son plein, une foule d’incrédules anonymes dans le rôle de tueurs. D’autant que n’importe qui pouvait se déclarer « guérisseur » — la plupart des sangomas n’étant en réalité que de simples brûleurs d’encens psalmodiant des rengaines.
« Avec nos campagnes pour le port des préservatifs, nous prêchons dans le désert, me confia Raymond. Et le gouvernement ne nous aide pas. »
Pour contenir le fléau, la politique sanitaire du gouvernement ne préconisait pas seulement l’ail et le jus de citron, mais aussi de prendre des douches après les rapports sexuels ou d’utiliser des pommades lubrifiantes, les microbicides, qui malheureusement n’avaient pas tenu leurs promesses. Les explications de cette politique sanitaire irresponsable sont complexes, raison pour laquelle j’avais inclus des labos pharmaceutiques dans mon roman.
En 2002, le gouvernement sud-africain avait engagé un bras de fer avec cette industrie qui refusait la distribution de médicaments génériques pour les personnes infectées. L’accès aux antiviraux avait finalement été entériné avec le concours de la communauté internationale, mais le sujet restait brûlant. Pour le président Mbeki, une nation était comme une famille unie, stable, nourricière, qui s’épanouissait dans un corps sain et discipliné. Mbeki invalidait les statistiques de séroprévalence, le taux de décès, les violences sexuelles relevant selon lui de la sphère privée. Il mettait en accusation pêle-mêle son opposition politique, les activistes de la lutte contre le sida, les multinationales et les Blancs toujours prompts à stigmatiser les pratiques sexuelles des Noirs, alors en position d’accusés — le « péril noir », résurgence de l’apartheid. Le rejet des préservatifs, considérés comme non virils et l’instrument des Blancs, finissait de noircir un tableau déjà passablement désespérant.
5
« Tu n’as jamais croisé de hibou dans la forêt bretonne ? » me taquine mon éditrice. Aucun de la sorte. J’ai beau avoir grandi près de la forêt de Paimpont, je ne me promène pas avec mon petit pot de beurre la nuit dans les bois. Ce n’était pas un hibou à la Walt Disney mais une sorte de grand-duc blanc d’une beauté à couper le souffle, perché sur la branche d’un arbre mort au milieu d’un désert austral tout aussi majestueux. Quelle chance de vivre un moment pareil. À cinq ou six ans déjà, apprenant que le dernier lion d’Asie venait de mourir, je pleurai pendant des heures, inconsolable à l’idée qu’un tel animal n’existerait plus jamais. Je voulais être Daktari, le vétérinaire des bêtes sauvages de la série télévisée, me marier avec une lionne, chasser les braconniers (à mort, hein), sauver mes amis les animaux de la folie des hommes.