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« Ben c’est pas avec ça qu’on va draguer », résuma sobrement la Bête, avant de recommander une tournée.

Car nous n’étions pas au bout de nos peines. L’interrogeant au sujet du Mandrax, une drogue des townships, le médecin me répondit qu’une autre dope faisait aujourd’hui des ravages : le tik. Fabriqué à partir d’éphédrine, transformé en méthamphétamine, le tik peut être fumé, inhalé ou injecté en intraveineuse. Aussi produit sous forme de cristaux (crystal meth), le tik coûte le sixième du prix de la cocaïne pour un effet dix fois plus puissant. Fumer ou injecter la méthamphétamine produit un flash rapide : stimulant physique, illusion d’invincibilité, sentiment de puissance, maîtrise de soi, énergie, volubilité excessive, euphorie sexuelle… À moyen terme, les effets s’inversent : fatigue intense, décoordination des mouvements, nervosité incontrôlable, paranoïa, troubles hallucinatoires visuels et auditifs, plaies et irritations de l’épiderme, délire (fourmillement d’insectes sur la peau), sommeil incoercible, nausées, vomissements, diarrhée, vision brouillée, étourdissements, douleurs à la poitrine. Hautement addictif, le tik mène à la dépression ou à des psychoses proches de la schizophrénie, avec des dommages irréversibles au niveau des cellules du cerveau. La paranoïa peut en outre entraîner des pensées meurtrières ou suicidaires, et les symptômes psychotiques persister pendant des mois après le sevrage.

Voilà donc le genre de junkies que nous avions croisés dans les rues du quartier : des accros au tik.

Labos pharmaceutiques, sida, drogue dévastatrice : mon intrigue policière prenait forme, d’autant qu’un personnage réel et particulièrement rebutant, Wouter Basson, hantait Zulu.

Chimiste de génie, Basson avait participé au Project Coast avec les services secrets de l’apartheid, un projet qui visait à éliminer les opposants au régime ségrégationniste puis la population noire dans son ensemble. Parmi ses multiples méfaits, Basson avait imaginé inoculer le virus du sida dans l’eau afin de contaminer les townships où s’entassaient les différentes ethnies — d’après la logique mathématique de l’époque, l’arrivée de la démocratie s’avérant inéluctable avec le processus de mondialisation et l’affaiblissement de l’URSS, la population blanche ne représentant que dix pour cent du pays, l’élimination des Noirs était la seule solution viable pour garder le pouvoir.

Malgré les deux cents chefs d’accusation qui le frappèrent lors du procès dont il fit l’objet à l’avènement de la démocratie, ce Mengele à la sauce apartheid avait finalement été relaxé. « Un jour sombre pour l’Afrique du Sud », avait déclaré Desmond Tutu, prêtre et défenseur des droits de l’homme qui supervisait la commission Vérité et Réconciliation mise en place pour pacifier le pays.

Le magistrat chargé de juger Wouter Basson était le beau-frère d’un général de l’armée, et Basson savait trop de choses : impliqué dans les magouilles des barbouzes occidentales, le chimiste avait trempé dans la guerre Iran-Irak qui sévissait alors, participant à fournir des armes chimiques à Saddam Hussein, alors notre allié — en dépit de tous les traités d’interdiction de telles armes.

Basson n’était pas le seul criminel à n’avoir jamais été puni pour ses exactions ; beaucoup de militaires ou complices de l’apartheid avaient refusé de témoigner à la commission Vérité et Réconciliation, certains avaient même poursuivi leurs activités sans changer grand-chose à leur mode de vie et encore moins leur façon de penser. L’un d’eux, Terreblanche, activiste pro-apartheid, prendrait le nom d’un des principaux criminels de mon livre — ironie du sort, le véritable Terreblanche se ferait tuer par ses ouvriers noirs, qu’il aimait tant battre à coups de fouet, une vieille tradition afrikaner.

Les labos pharmaceutiques sous-traitant désormais leurs expériences, à la fois pour plus d’opacité et pour faire baisser leurs coûts, la plupart des tests de médicaments avaient lieu dans les pays émergents, parmi lesquels l’Afrique du Sud.

Avec le tik, les gueules cassées avachies sur les trottoirs de Cape Town donnaient un visage à la mort. En attendant de voir ça de plus près, il me fallait traîner du côté d’Observatory, le quartier où Nicole, la jeune étudiante de mon livre, était sortie avant qu’on la retrouve massacrée dans le jardin botanique.

Tout le monde, à commencer par les gens du Green Elephant, nous recommandait de ne pas nous aventurer seuls dans les rues le soir, encore moins à pied, mais ni la Bête ni moi n’étions venus ici pour boire des sodas avec les mémères en short des hôtels sécurisés. C’est donc de nuit et à pied que nous avons arpenté l’avenue bigrement déserte en direction des bars d’Observatory. Il est impossible de passer inaperçu avec un borgne en bandeau noir à ses côtés, encore moins s’il est vêtu en kaki paramilitaire. Nous n’avions pas grand-chose sur le dos, aucun objet de valeur, mais j’avais quand même briefé mon équipier.

« Si on se fait braquer avec une arme, tu ne casses pas la gueule du type, vu ? »

Une douzaine de bars s’alignaient dans la rue principale d’Observatory, épicentre des activités nocturnes. La faune locale était plutôt joyeuse, accueillante. J’imaginai les dernières heures de ma jeune victime, les types qui lui tournaient autour. Après quelques verres de rhum aromatisé, la Bête eut envie d’un petit remontant avant d’aller tester les night-clubs du quartier. Les vendeurs ambulants ne commercialisant pas seulement des sandwichs ou des cigarettes, nous optâmes, non pas pour du tik (merci bien) mais pour un sachet de Durban Poison, la marijuana de la côte qui, après un trois-feuilles d’herbe pure fumée dans un coin peu passant, nous envoya cul par-dessus tête.

Nous longeâmes quelques clubs peuplés de petits Blancs propres sur eux jusqu’au bout de la Lower Main Street, où un groupe de jeunes Noirs et métis, garçons et filles, se pressait devant une sorte de hangar qui faisait office de boîte de nuit.

« Ça a l’air bien ! » me certifia la Bête, l’œil rubicond.

Des fesses rebondissaient dans son âme blanc cassé. Son bandeau noir et sa tenue de combat alimentant le mystère, nous entrâmes sous les yeux éberlués des noctambules — nous étions les seuls Blancs présents —, ce qui ne dispensa pas le videur de nous fouiller au corps pour savoir si nous ne cachions pas d’armes.

L’ambiance à l’intérieur du hangar était assez festive, le décor réduit au strict minimum : un comptoir, quelques chaises, deux pauvres spots, une platine. Les gens étaient beaucoup plus calmes que nous, buvaient peu et nous observaient, curieux, sans agressivité. C’était la première fois que je me retrouvais dans un club exclusivement noir, qui plus est post-apartheid. La Bête se moquait de moi — je dansais, paraît-il, comme Louis de Funès sous la drum’n’bass. Je lui fis remarquer qu’avec sa dégaine de fermier afrikaner et son œil rouge sang, aucune fille n’approchait à moins de trois mètres — ni aucun garçon d’ailleurs. Une forme d’unanimité, de vide autour de nous, qui rappelait la vieille peur du Blanc.