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« Tu es la plus belle fille que j’aie jamais vue de ma vie », lui répondis-je benoîtement.

L’apparition ne se démonta pas.

« Tu viens d’où ?

— France.

— Waouh ! J’adore ! J’aimerais tellement y aller un jour ! »

Et moi donc. Je déraillais à bloc. Elle s’appelait Francesca King et je serais son roi, son amant terrible, la couleur du vernis à ongles qu’il lui plairait de mettre au sortir de notre lit défait, l’ombre de son chien, n’importe quoi pour qu’elle ne me quitte pas.

Cette rencontre était inscrite dans notre sang, aussi sûr que le mien ne coulait plus que pour elle. On s’est parlé sans discontinuer, avides, les circuits électriques high voltage, enquillant les bières gratuites et se dévorant par petites touches qui toutes faisaient mouche. Francesca m’avoua vite être avec le mec là-bas, Roscoe, beau certes mais d’un ennui lunaire. Écrivain, en revanche, c’était la classe, pas publié c’était pas grave, j’avais le temps pour moi, m’assurait-elle de son regard trouble. Je rêvais par blocs émeraude, compacts, le temps dissolu comme sous l’effet de l’écriture, dans les yeux de cet ange noir.

Enfin, la fermeture du bar se profilant, Francesca m’informa qu’il y avait une party à Ponsonby. Si je voulais venir ?

Pauvre folle…

L’amour monstre dans la gorge, je retrouvai Éléphant-Souriant qui discutait au comptoir avec trois types, Poil-de-carotte, un roux costaud en costume-cravate, ainsi qu’un grand échalas à l’humour so british et un autre rouquin aux épaules de déménageur, qui s’avéra être un bon copain de Francesca.

Le destin était avec moi. Il n’était déjà plus question de quitter un jour la Nouvelle-Zélande. Jamais, tu m’entends ! criai-je à mon double désemparé.

Un taxi nous amena jusqu’à Ponsonby où, de fait, rugissait une party du tonnerre dans une grande maison au cœur du quartier hype d’Auckland, avec des infra-basses et une centaine de jeunes délurés, des poubelles de glace remplies de bières et autant de pétards qui tournaient, machines volantes au-dessus de nos têtes. Francesca était déjà là, sans Roscoe — elle avait raison, quel imbécile, ce type —, rayonnante malgré l’ivresse et l’herbe locale. On a parlé de littérature, d’amour, de voyages, j’aimais tout, son esprit, son allure racée, son sourire un peu triste, fatal. Elle était la Lauren Bacall des livres de Chandler, la Rita Hayworth abandonnée de Gilda, une fée malade, le coquelicot qui meurt sitôt qu’on le cueille.

« Avec les Européens, c’est différent », lança-t-elle avant de vider les lieux.

Je n’avais jamais été autant Européen de ma vie. J’envahissais tous les pays, les emportais dans mes carnets où tous les mots d’amour attendaient Francesca. Elle était partout, moi nulle part, perdu au monde avec un seul désir, la revoir.

Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Francesca, Éléphant-Souriant en soupait matin, midi et soir. Car, contrairement à ce qu’elle m’avait dit, nulle trace de son joli museau dans le Cornerbar où nous épuisions pourtant nos nuits.

Attendant six heures et notre rendez-vous quotidien avec nos amis kiwis, je noircissais mes carnets sur les plages de la côte Ouest. Celle de Karekare était notre préférée, la plus dangereuse. Le sable était noir, l’endroit isolé, c’est ce qui fait son charme (Jane Campion y tourna plusieurs scènes de La Leçon de piano), cerné de végétation et de collines encaissées, inquiétantes. D’énormes vagues s’y fracassaient avec une joie mauvaise, les courants étaient si forts qu’ils pouvaient vous expédier aux Fidji. Une pancarte battue par les vents informait qu’on pouvait y surfer « à ses risques et périls ». L’écume des brutes qui éclataient au loin suffisant à me renvoyer sur le rivage, j’abandonnai vite toute idée de surfer ces malades, mais pas Éléphant-Souriant, qui faillit bien s’y noyer. J’aurais eu l’air fin, seul au bout du monde, avec mon ami mort sur les bras.

Cette plage de Karekare offrait un décor qui m’inspirait des histoires tragiques. Dans l’une d’elles, un type tombe amoureux d’une femme aussi sublime que silencieuse : ils se retrouvent dans une chambre bercée par la brise d’été, et le bonheur est là, palpable. Ils commencent à faire l’amour, jusqu’à ce qu’un sifflement suspect voie la belle soudain s’amollir, s’échapper des mains de son amant et partir en tourbillon par la fenêtre, un amour de poupée gonflable disparaissant à jamais dans le bleu du ciel…

À la quatrième nouvelle écrite — un amour impossible entre un pauvre type de mon genre et une superbe femme aux cheveux auburn (…) —, Éléphant-Souriant, mon lecteur aux antipodes, me fit remarquer qu’il « avait l’impression d’en avoir déjà lu une similaire ».

L’absence de Francesca commençait à peser.

Quinze jours passèrent encore, puis soudain mon amour réapparut, là, au comptoir du Cornerbar où l’attendait mon désespoir le plus féroce. J’oubliai jusqu’à respirer en l’abordant, mais Francesca m’entraîna à l’écart pour m’expliquer la situation. Roscoe était jaloux et lui interdisait de parler aux garçons, en particulier moi, qui traînais dans leur bar fétiche. Je lui répondis qu’on s’en foutait de Roscoe, mais le lâche avait chargé ses copains maoris de la surveiller. Je n’eus pas le temps de lui conseiller d’envoyer paître son idiot du village qu’une poigne d’acier comprima ma gorge : d’une solide manchette, un Maori de cent dix kilos me tira en arrière sous les yeux atterrés de Francesca. Manquant d’oxygène, mes bras s’accrochèrent au vide tandis que le colosse me soulevait de terre. J’eus une dernière vision de Francesca, le regard à la fois désolé et furieux, avant de me faire jeter dehors.

Je ne parle pas le maori mais nul besoin de traduction : j’approchais d’elle encore une fois, le guerrier me mâchait menu et me renvoyait en France sous forme de Canigou.

Roscoe, son of a bitch.

Roméo et Juliette, Othello, je traversais Shakespeare par l’express du soir.

*

Je ne fais pas partie des auteurs qui rechignent à travailler leur texte avec un éditeur. Au contraire, j’ai besoin de leur regard, de leurs remarques ou critiques — ils/elles ont raison neuf fois sur dix — pour améliorer l’œuvre en cours. C’est un travail d’équipe, et si parfois on s’accroche, c’est en bonne intelligence, pour « la bonne cause ». Ne surtout pas croire qu’un éditeur va vous voler votre texte pour je ne sais quelle raison : tous les éditeurs cherchent la perle rare.

Sauf qu’à vingt et un ans, je n’avais personne pour m’aiguiller dans mon travail, hormis le malheureux Éléphant-Souriant, lecteur certes, mais plus adroit de ses mains. Et puis, avant même de songer à se faire épauler par un éditeur, écrire un roman exige un minimum de recul ; vivant le présent trop intensément pour m’atteler à une tâche aussi ardue, je continuai à noircir mes carnets de nouvelles qui-finissaient-mal, noyant mon chagrin avec nos amis kiwis, les meilleurs du monde.

Après trois mois en Nouvelle-Zélande, nous faisions partie du décor : les parents de Poil-de-carotte nous accueillaient comme si nous étions de la famille, nous partions visiter les îles avec le voilier du grand-père, organisions des « repas français » dans le jardin, avions joué au « touch rugby » pendant la trêve estivale, échangions nos cultures, nos joies. Les noctambules du centre d’Auckland nous connaissaient comme de véritables French kiwis, voire lovers. « Il faut bien que le corps exulte », disait Brel dans La Chanson des vieux amants. Après quelques aventures nocturnes dans le parc voisin, j’avais repéré une fille au Cornerbar, sans jamais oser l’aborder. Elle était grande, charpentée, avec un visage de garçonne un peu dur et un corps vraiment impressionnant. Je la rêvais de loin lorsque, quittant le comptoir un soir à l’heure de minuit, Bombe-Anatomique passa dans mon dos et glissa quelque chose dans la poche arrière de mon jean. Un petit mot écrit à la main : « Rejoins-moi à La Roma. »