J’étais fier comme un type du Medef en retrouvant Éléphant-Souriant au bar où je l’avais laissé : j’avais trouvé du travail, pour deux, carrément, et une bonne fée dans la rue répondant au nom de Greg. Sydney était la capitale mondiale des homos mais avec notre dollar en poche, nous n’étions pas en position de pinailler. On se méfiait un peu tout de même : Greg pouvait nous trucider dans son appartement avec des copains cagoulés, personne n’en saurait rien… Mais nous avons débarqué chez lui à l’heure, avec nos sacs.
Affable, Greg a sorti les verres, du whisky ginger ale, des cigares énormes, et nous a expliqué le job en question : une amie décoratrice, « very famous in Australia », avait besoin d’arpètes pour son prochain show-room. Je ne savais rien faire de mes mains à part écrire des histoires de Francesca mais Éléphant-Souriant était le roi de la mécanique, la peinture ça le connaissait pareil ; clandestin, il était nul, mais bricoleur de génie il fallait voir ça. Greg souriait. On s’est tapé dans les mains : banco.
Margaret Montgomery, la décoratrice en question, était typiquement britannique, blonde, souriante, avec des goûts de chiotte. Il fallait peindre des murs en mauve, le plafond en fuchsia, transporter ses petites horreurs d’un endroit à l’autre, monter des trucs. On a obéi à ses lubies deux ou trois semaines, gagnant de quoi vivre et surtout voir venir. Greg était un garçon sympathique mais très loin de nos canons néo-zélandais : il se définissait comme cousin des Américains, les tueurs d’Indiens, avec un mépris amusé pour les Kiwis, considérés au mieux comme des paysans.
La plage de Bondi nous amusa un moment, avec ses alertes au grand requin blanc et ses filets pour les éloigner. Le culte du corps nous semblait futile, don’t worry be happy, l’Australie était le pays du smiley, du soleil, de la casquette et de la crème solaire. Le cœur toujours lourd des pertes subies, nous décidâmes d’explorer la côte Est : Sunshine Coast, Surfer paradise, des mots qui feraient peut-être rêver…
Le voyage en bus de nuit était dépaysant avec ses étendues vides et ses kangourous bondissants en bord de route, Brisbane un peu moins. Tout était bien rangé, sauf les Aborigènes, les premiers que je voyais de ma vie, au demeurant assez effrayants : des loques humaines, ivrognes et sales, le visage déformé par l’alcool et la rue, le regard rouge vitreux, des gens qui faisaient peine à voir. Quant à la fameuse côte paradisiaque, elle s’avéra déserte, seulement battue par les vents et les vagues. Quelques bars à surfeurs sans surfeuses, de la bière, de rares chevelus décolorés par le sel alignant les joints, le type qui tenait l’auberge passait sa journée à roter : nous nous sentions orphelins de notre pays d’adoption.
Traînant notre tristesse sur les plages de sable blanc, je traduisais mes nouvelles pour Francesca, mais le cœur n’y était pas. Ou plutôt il était resté là-bas. On a tenu une semaine au paradis des surfeurs avant de rentrer en bus à Sydney. Greg était là, le même, mais la joie de revoir notre Samaritain stagnait à 1,1 sur l’échelle de Richter. Après un mois de bons et loyaux services purement décoratifs, nous avons quitté l’Australie pour tenter notre chance en Asie.
Le manque d’inspiration pour ce pays-continent ne procédait pas d’un désintérêt en soi mais en moi, vidé de ma substance affective. J’espérais que de nouveaux horizons atténueraient le mal, sans trop y croire, comme si notre tour du monde était déjà fini. J’avais raison.
Avril 1989, Djakarta, Indonésie. Enfer de klaxons, de pousse-pousse, de triporteurs, de cyclistes le visage couvert de masques blancs pour se protéger de la pollution, chacun cherchant à griller son voisin pendant que des policiers sifflent en agitant les bras selon le sens du vent. Je n’avais jamais vu un tel bordel. L’Asie. Les pagodes surchargées aux toits pointus, la foule grouillante, les bus bondés, l’air poisseux qui vous salit la peau, un ciel blanc sous les gaz d’échappement. On s’est frayé un chemin dans les méandres de la ville, louant une petite chambre dans un bouge plutôt sympathique.
Un homme nous aborda alors que nous changions de l’argent dans une banque, un employé qui, après une petite visite de la ville, nous invita à dîner chez lui, une maison dont il partageait le vaste salon avec un couple. C’était très étrange comme apéro, avec des colocataires à l’autre bout de la pièce vous ignorant superbement. Mis en confiance par notre statut d’aventuriers, notre employé de banque nous montra des photos de lui vêtu d’un costume traditionnel, une longue robe jaune à paillettes pas très discrètes, le visage maquillé, avec du rouge à lèvres et un petit regard de travers… L’ami indonésien s’avérant à la longue assez lourdingue avec ses questions à connotations sexuelles, on est partis une semaine sur la côte pour échapper à la pollution et au vacarme de Djakarta, dans un vieux train en bois.
Le trajet était folklorique, avec tout le barda que trimballaient les gens, les poulets, les sacs, les vieux, l’Asie m’apparaissait dans toute sa multitude, aux antipodes de la Nouvelle-Zélande. Rêvassant par la vitre du train, je vis alors des gamins à demi nus sur le bord des rails, leurs bicoques misérables penchées sur un cours d’eau sale, des enfants qui grandissaient dans la boue, en proie à toutes les maladies qui devaient pulluler là. Je repensai à la lame de rasoir qui hier encore aiguisait mon mal-être occidental, et trouvai mes suicides de plus en plus déplacés. Certes, j’avais mes raisons secrètes pour vouloir me faire la peau, mais ces gosses n’avaient pas une chance de sortir de leur impasse. Cette vision marqua la fin brutale de mes errances mortifères.
Avancerais-je par succession de chocs ?
Nous posâmes nos sacs dans une petite pension de bord de mer, un endroit tranquille plein de pousse-pousse, visitant la côte sans cesser de penser à la Nouvelle-Zélande. Pour rester en contact, j’envoyais à Francesca des lettres qui prenaient feu, l’invitais à me rejoindre en France, des folies. J’écrivais aussi d’autres nouvelles en lien avec l’Asie, notamment l’histoire d’un homme à la recherche de son amour, une femme aux yeux émeraude disparue un jour dans une rue indonésienne ; il finit par la retrouver des mois plus tard, psychologiquement laminée, dans un bordel immonde, fol amour que le narrateur tue pour la sauver. Éléphant-Souriant aussi faisait des efforts pour vivre mais après quinze jours d’Indonésie, on en avait marre.
Direction Singapour, un peu plus haut sur le planisphère.
Trois jours suffirent. Tout était interdit à Singapour, cracher vous valait une amende salée, se droguer la prison, en vendre la peine de mort[2].
Le seul intérêt de la ville s’avérant le vieux quartier chinois que les autorités démolissaient pour y construire des buildings, nous avons vite quitté la « Suisse de l’Asie » pour filer au Sri Lanka. Le dernier pays de notre tour du monde… Déjà.
Flash comptait parmi les livres qui avaient marqué ma jeunesse. Un ancien routard y retraçait le parcours de jeunes Occidentaux partis sur le chemin de Katmandou, où ils allaient se droguer et mourir parfois ; une partie du récit se déroulait sur cette île qui s’appelait encore Ceylan, avec des enfants qu’on amputait d’une jambe pour mendier. Colombo, la capitale où nous débarquâmes, était devenue une ville moins agressive qu’à l’époque hippie — les gens avaient aujourd’hui de quoi manger —, avec ses murs décrépis, ses temples et tous ces gens en chemisette. Nous partîmes en bus pour Candy, jouant notre vie dans chaque virage de montagne où les camions se doublaient en dérapant le long des précipices, le vent comme rail de sécurité. Le pays était beau, tout de poussière et de rizières. On y fabriquait du thé dans des forêts impressionnantes, le ciel des jardins botaniques était noir de chauves-souris géantes, des racines d’arbres incroyables côtoyaient des fleurs poétiques, les raies manta planaient dans le bleu de l’océan Indien. Mais nous étions des touristes. Des touristes comme les autres…
2
« Quand tu dis que tout est interdit, on pense à des choses assez anodines… en tout cas généralement moins “répréhensibles” que consommer ou vendre de la drogue », me fait fort justement remarquer mon éditrice. Celle-ci ne se drogue pas, je tiens à le préciser. Il reste que, quand on est rock à vingt ans, on s’attache plus à savoir si on peut « cracher à la gueule de tout ce système » (Trust) et fumer un petit joint de temps à autre plutôt que de traverser sur les passages cloutés. En Nouvelle-Zélande par exemple, le barman du Cornerbar m’avait invité à plonger en tuba dans une réserve où s’ébattaient les poissons après un pique-nique au gin-tonic et à l’herbe locale. J’en avais vu de toutes les couleurs. À Singapour, c’était le cachot direct.