— Le ministre des Sciences m’en a fait mention hier au soir. Je pensais que vous pouviez le connaître. »
Demerzel fronça légèrement les sourcils, mais à peine, car cela ne se fait pas en présence de l’Empereur. « Le ministre des Sciences, Sire, aurait dû d’abord m’en parler, en ma qualité de chef d’état-major. Si vous devez être bombardé de tous côtés par… »
Cléon éleva la main et Demerzel se tut aussitôt. « Je vous en prie, Demerzel, on ne peut pas être en permanence à cheval sur les principes. Hier au soir, croisant le ministre lors de cette réception, j’ai voulu échanger quelques mots avec lui et il m’a pour ainsi dire tenu la jambe ; je ne pouvais décemment refuser de l’écouter, et je ne regrette rien car c’était fort intéressant.
— En quel sens, Sire ?
— Eh bien, nous ne sommes plus au temps où sciences et mathématiques étaient du dernier chic. Les choses de ce genre semblent être tout à fait finies, peut-être parce qu’on a découvert tout ce qui pouvait l’être, vous ne croyez pas ? Il semblerait malgré tout qu’il puisse encore arriver des choses intéressantes. Du moins, à ce que j’ai entendu dire.
— Par le ministre des Sciences ?
— Effectivement. Il m’a appris que ce Hari Seldon a assisté à un congrès de mathématiciens ici même, à Trantor – ils l’organisent tous les dix ans, pour je ne sais quelle raison ; il aurait démontré qu’on peut prévoir mathématiquement l’avenir. »
Demerzel se permit un petit sourire. « Ou le ministre des Sciences, homme sans grande jugeote, a été induit en erreur, ou ce mathématicien s’est trompé. Il ne fait aucun doute que cette histoire de prédiction de l’avenir relève d’un puéril rêve de magie.
— En êtes-vous sûr, Demerzel ? Les gens croient ce genre de chose.
— Les gens croient bien des choses, Sire !
— Mais particulièrement celle-ci. Par conséquent, peu importe que la prédiction de l’avenir soit ou non une réalité, n’est-ce pas ? Si un mathématicien devait me prédire un règne long et heureux, et pour l’Empire une ère de paix et de prospérité… eh bien, ne serait-ce pas une bonne chose ?
— Ce serait assurément agréable à entendre, mais ça nous avancerait à quoi, Sire ?
— Eh bien, si les gens croyaient ça, ils agiraient certainement selon cette croyance. Bien des prophéties, par la seule force de la croyance qu’elles engendrent, se sont muées en réalité. Ce sont ce qu’on appelle des « prophéties auto-accomplissantes ». D’ailleurs, maintenant que j’y pense, c’est même vous qui me l’avez expliqué un jour.
— Je le crois bien, Sire », répondit Demerzel. Ses yeux scrutaient attentivement l’Empereur, comme pour voir jusqu’où il pouvait se permettre d’aller. « Pourtant, s’il devait en être ainsi, n’importe qui pourrait prophétiser.
— Les prophètes ne seraient pas tous également crédibles, Demerzel. Pourtant un mathématicien, capable de soutenir sa prophétie à coups de formules et de terminologie, pourrait bien n’être compréhensible pour personne et néanmoins crédible pour tout le monde.
— Comme toujours, Sire, remarqua Demerzel, vous faites preuve de bon sens. Nous vivons en des temps troublés et il ne serait pas inutile de calmer les esprits d’une façon ne requérant ni argent ni efforts militaires, lesquels, l’histoire récente nous l’a appris, font plus de mal que de bien.
— Tout juste, Demerzel, s’empressa de répondre l’Empereur. Dénichez-moi ce Hari Seldon. Vous me dites tirer les ficelles dans tous les secteurs de ce monde agité de turbulences, même là où mes forces n’osent se rendre. Eh bien, faites donc jouer ces ficelles et ramenez-moi ce mathématicien. Que je puisse y jeter un coup d’œil !
— Je m’en occupe sur-le-champ, Sire », répondit Demerzel qui avait localisé Seldon d’avance. Il nota, in petto, de féliciter le ministre des Sciences pour son excellent travail.
2
Hari Seldon n’avait rien d’impressionnant à l’époque. Comme l’empereur Cléon Ier, il avait trente-deux ans, mais ne mesurait qu’un mètre soixante-treize. Le visage lisse, les traits avenants, il avait les cheveux bruns, presque noirs, et ses habits trahissaient une touche de provincialisme.
Pour quiconque, dans les siècles futurs, connaîtrait Hari Seldon uniquement comme un demi-dieu de légende, il semblerait quasiment sacrilège de ne pas le voir assis dans un fauteuil roulant, arborer des cheveux blancs, un visage âgé et ridé, un calme sourire irradiant la sagesse. Cependant, même à cet âge fort avancé, son regard resterait chaleureux. Cela au moins ne changerait pas.
Et son regard était particulièrement chaleureux, pour l’heure, car son article venait d’être présenté au Congrès décennal. Il y avait même soulevé un certain intérêt et le vieil Osterfith lui avait dit, en hochant la tête : « Ingénieux, jeune homme ; fort ingénieux. » Ce qui, venant d’Osterfith, pouvait être considéré comme satisfaisant. Fort satisfaisant.
Mais voilà que survenait un développement nouveau – autant qu’inattendu – et Seldon se demandait s’il était ou non de nature à renforcer son allégresse et accroître sa satisfaction.
Il fixait le jeune homme en uniforme – l’emblème au Soleil et à l’Astronef bien en évidence sur le côté gauche de sa tunique.
« Lieutenant Alban Wellis, dit l’officier de la garde impériale avant de ranger sa carte. Voulez-vous bien me suivre, monsieur ? »
Wellis était armé, bien sûr. Et deux autres gardes attendaient devant sa porte. Seldon savait qu’il n’avait pas le choix, nonobstant les circonlocutions polies de l’autre, mais rien ne lui interdisait de chercher à en savoir plus : « Pour voir l’Empereur ?
— Pour être conduit au Palais, monsieur. Tels sont les ordres que j’ai reçus.
— Mais pourquoi ?
— On ne me l’a pas dit. Et mes ordres sont stricts : vous devez me suivre… d’une manière ou de l’autre.
— Mais cela ressemble fort à une arrestation. Je n’ai pourtant rien commis de répréhensible.
— Disons plutôt, monsieur, que l’on vous fournit une garde d’honneur, si vous ne tardez pas davantage. »
Seldon ne tarda pas plus. Il pinça les lèvres, comme pour retenir de nouvelles questions, hocha la tête, avança d’un pas. Même si c’était pour être présenté à l’Empereur et recevoir ses félicitations, il n’y trouvait aucun plaisir. Il était pour l’Empire – enfin, pour la paix et l’unité des mondes formant l’humanité –, mais il n’était pas pour l’Empereur.
Le lieutenant le précéda, les deux autres fermant la marche. Seldon sourit aux passants qu’il croisait, essayant de prendre un air dégagé. Une fois sortis de l’hôtel, ils montèrent dans un véhicule terrestre officiel (Seldon caressa de la main les garnitures intérieures : jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi ouvragé).
Ils se trouvaient dans un des secteurs les plus opulents de Trantor : ici, le dôme était assez haut pour vous donner l’impression d’être à l’air libre et l’on aurait pu jurer – même quelqu’un comme Hari Seldon qui était né et avait grandi dans un monde ouvert – qu’on était à la lumière naturelle. Certes, il n’y avait ni ombre ni soleil, mais l’air était léger et parfumé.
Et puis l’impression se dissipa, la courbure du dôme s’accentua, les parois se rétrécirent et bientôt ils s’enfonçaient dans un tunnel confiné, balisé à intervalles réguliers par l’emblème au Soleil et à l’Astronef et donc réservé (de l’avis de Seldon) aux véhicules officiels.