— Et nous n’avons aucune raison de supposer qu’il s’intéresse le moins du monde à Seldon ou même connaisse son existence, Sire.
— Allons donc, Demerzel. Si nous avons entendu parler de son article, Kan également. Si nous avons décelé la possible importance de Seldon, alors Kan aussi.
— Si une telle chose devait arriver, Sire, ou même seulement risquait d’arriver, alors cela justifierait que l’on prît des mesures radicales.
— Radicales… jusqu’à quel point ?
— On pourrait estimer, hasarda prudemment Demerzel, que, plutôt que de voir Seldon aux mains de Kan, il vaudrait mieux pour nous ne le voir aux mains de personne. Le faire cesser d’exister, Sire.
— Le faire tuer, vous voulez dire.
— Si vous préférez le formuler ainsi », dit Demerzel.
20
Hari Seldon se rencoigna dans son fauteuil au fond de l’alcôve qui lui avait été assignée grâce à l’intervention de Dors Venabili. Il était mécontent.
A vrai dire, bien que ce fût l’expression qu’il utilisait mentalement, il savait que c’était un euphémisme : il n’était pas seulement mécontent, il était furieux – et d’autant plus qu’il ne savait pas au juste pourquoi. Était-ce à cause de l’histoire ? Des chroniqueurs et d’autres compilateurs d’histoire ? Des mondes et des gens qui faisaient cette histoire ?
Quelle que fût la cible de sa fureur, peu importait. Ce qui comptait, c’était que ses notes étaient inutiles, inutile son savoir tout neuf, tout était inutile.
Cela faisait près de six semaines qu’il était à l’Université. Dès le début, il était parvenu à trouver un terminal d’ordinateur avec lequel il s’était mis au travail – sans instructions, d’instinct, grâce au métier acquis au prix d’années de labeur mathématique. Un travail lent et éprouvant, mais il y avait un certain plaisir à définir graduellement les itinéraires par lesquels il pourrait obtenir des réponses à ses questions.
Puis vint la semaine de formation avec Dors, qui lui avait enseigné plusieurs douzaines de raccourcis et lui avait procuré deux sortes d’embarras : le premier, c’étaient les regards appuyés des étudiants de première année, qui ne semblaient pas se gêner pour mépriser son âge et acceptaient mal que Dors ne manque jamais de l’appeler solennellement « docteur » chaque fois qu’elle s’adressait à lui.
« Je n’ai pas envie, avait-elle dit pour se justifier, qu’ils vous prennent pour un de ces éternels étudiants attardés inscrits en cours de rattrapage d’histoire.
— Mais, depuis le temps, ils ont dû comprendre. Je suis sûr qu’un simple “ Seldon ”suffirait à présent.
— Non. » Et Dors sourit soudain. « En outre, j’aime bien vous appeler “ docteur Seldon ”. J’aime votre air gêné, à chaque fois.
— Vous avez un sens de l’humour particulièrement sadique.
— Vous voudriez m’en priver ? »
Bizarrement, cette remarque le fit rire. Sans nul doute, la réaction naturelle aurait été de dénier l’accusation de sadisme. D’une certaine manière, il trouvait plaisant qu’elle saisisse la balle au bond et la lui renvoie illico. L’idée le conduisit naturellement à poser la question : « Jouez-vous au tennis sur le campus ?
— Nous avons des courts mais je ne joue pas.
— Bien. Je vous donnerai des leçons. Et pendant mon cours je vous appellerai professeur Venabili.
— C’est ainsi que vous m’appelez en classe, de toute façon.
— Vous serez surprise du ridicule que cela peut avoir sur un court de tennis.
— Ça finira peut-être par me plaire.
— Auquel cas, je tâcherai de trouver autre chose qui ne vous plaise pas.
— Je vois que vous avez un sens de l’humour particulièrement salace. »
Elle avait délibérément renvoyé la balle sur ce terrain et il répliqua aussitôt : « Voudriez-vous m’en priver ? »
Elle sourit, et plus tard se montra étonnamment douée derrière le filet. « Vous êtes sûre de n’y avoir jamais joué ? » demanda-t-il, hors d’haleine, à l’issue de la première leçon.
« Affirmatif. »
L’autre sujet d’embarras était plus intime. Il avait appris les techniques nécessaires à la recherche historique puis brûlé – en privé – ses tentatives initiales pour se servir de la mémoire de l’ordinateur. C’était tout simplement une tournure d’esprit radicalement différente de celle qui sert en mathématiques. Tout aussi logique, supposait-il, puisqu’elle était opérationnelle, lui permettant de se mouvoir dans les directions de son choix sans risque d’erreur, mais il s’agissait d’une forme de logique fondamentalement étrangère à celle dont il avait l’habitude.
Mais, avec ou sans instructions, qu’il trébuche ou progresse avec aisance, il n’obtenait tout bonnement aucun résultat.
Son embarras se faisait sentir jusque sur le court de tennis. Dors atteignit rapidement le stade où il n’était plus nécessaire de lui renvoyer des balles faciles pour lui laisser le temps d’estimer l’angle et la distance. Il en oublia d’autant plus vite qu’elle était une débutante et exprima sa colère en lui réexpédiant la balle comme un faisceau laser matérialisé.
Elle monta au filet en trottinant et lança : « Je comprends sans peine votre désir de me tuer, vu que vous devez vous lasser de me voir rater autant de balles. Mais enfin, comment se fait-il, ce coup-ci, que vous soyez parvenu à manquer ma tête de trois bons centimètres ? Je veux dire : vous ne m’avez même pas effleurée ! Vous êtes sûr que vous ne pouvez pas faire mieux ? »
Horrifié, Seldon voulut s’expliquer mais ne parvint qu’à bafouiller avec embarras.
« Bon, écoutez, lui dit-elle. Je ne suis pas de taille à encaisser un autre de vos retours aujourd’hui, alors si on allait plutôt prendre une douche avant de se retrouver autour d’une tasse de thé, que vous m’expliquiez ce que diantre vous essayiez de tuer. Si ce n’est pas ma pauvre tête et si vous n’arrivez pas à identifier votre véritable ennemi, vous allez être trop dangereux de l’autre côté du filet pour que je continue à vous servir de cible. »
Pendant qu’ils prenaient le thé, il lui confia : « Dors, j’ai parcouru tous les manuels d’histoire ; simplement parcouru, en vitesse. Je n’ai pas encore eu le temps de les étudier en profondeur. Même ainsi, il y a une évidence : tous les vidéo-livres se concentrent sur le même petit nombre d’événements.
— Les événements cruciaux. Ceux qui font l’histoire.
— Ce n’est qu’une excuse. Ils se recopient mutuellement. Il y a vingt-cinq millions de mondes là-haut, et ils ne font des mises au point un peu substantielles que pour vingt-cinq d’entre eux, peut-être.
— Vous ne lisez que les manuels généraux d’histoire galactique. Examinez l’histoire spécifique de certaines planètes mineures. Sur chacune, si petite soit-elle, on apprend aux enfants l’histoire locale avant même qu’ils ne découvrent l’existence d’une vaste Galaxie autour d’eux. Vous-même, n’en savez-vous pas plus sur Hélicon que vous n’en savez sur l’ascension de Trantor ou la Grande Guerre interstellaire ?
— Ce genre de connaissance est également limité, remarqua Seldon, maussade. Je connais la géographie d’Hélicon, l’histoire de sa colonisation, les faits et méfaits de la planète Jennisek – c’est notre ennemi traditionnel, bien que nos professeurs aient pris soin de nous répéter qu’il fallait dire « rival » traditionnel. Mais je n’ai jamais appris quoi que ce soit sur la contribution d’Hélicon à l’histoire générale de la Galaxie.
— Peut-être n’y en a-t-il eu aucune.
— Ne soyez pas stupide. Bien sûr, qu’il y en a une. Hélicon n’a peut-être pas été mêlée à de gigantesques batailles, à des rébellions cruciales ou à des traités de paix. Elle n’a peut-être pas servi de base à quelque prétendant au trône impérial. Mais il doit bien y avoir eu de subtiles influences. A l’évidence, rien ne peut se produire où que ce soit sans conséquences pour le reste de l’univers. Pourtant, je ne trouve rien qui puisse m’aider. Tenez, Dors. En mathématiques, on peut absolument tout trouver dans l’ordinateur : tout ce que nous savons ou avons découvert depuis vingt mille ans. En histoire, c’est différent. Les historiens sélectionnent et choisissent, et chacun d’eux sélectionne et choisit la même chose que les autres.