— Vous êtes un mathématicien. Vous auriez calculé le futur au lieu d’en avoir eu, disons, l’intuition.
— Mais je ne peux rien calculer de tel !
— Et qui le saurait ? » Cléon le fixa en plissant les yeux.
Il y eut un silence. Seldon se sentait piégé. Devant un ordre direct de l’Empereur, serait-il prudent de refuser ? S’il refusait, il risquait d’être emprisonné ou exécuté. Non sans procès, bien sûr, mais que de difficultés pour que le jugement aille à l’encontre des vœux d’une bureaucratie pesante, surtout lorsque celle-ci est aux ordres de l’Empereur du vaste Empire galactique !
Finalement, il répondit : « Ça ne marcherait pas.
— Pourquoi ?
— Si encore on me demandait de prédire de vagues généralités qui ne pourraient raisonnablement se réaliser bien avant que cette génération, voire la suivante, ait disparu, nous pourrions peut-être nous en sortir ; mais, dans ce cas, les gens n’y prêteraient guère attention. Peu leur importerait une éventualité située un siècle ou deux dans l’avenir.
Pour parvenir à des résultats, poursuivit Seldon, il me faudrait prédire des événements aux conséquences plus directes, plus immédiates. C’est à ceux-là seulement que réagirait le public. Tôt ou tard, cependant – et sans doute plus tôt que plus tard –, l’une de ces éventualités ne se réaliserait pas, ce qui mettrait aussitôt fin à ma crédibilité ; qui plus est, votre popularité risquerait d’en pâtir du même coup, et, pis que tout, cela mettrait un terme aux recherches en psychohistoire, de sorte qu’on ne pourrait plus espérer l’améliorer, même si les progrès futurs en mathématiques pouvaient contribuer à la rapprocher d’une application pratique. »
Cléon se laissa tomber dans un fauteuil et regarda Seldon, l’air renfrogné. « Est-ce là tout ce dont vous êtes capables, vous autres mathématiciens ? Souligner les impossibilités ?
— C’est vous, Sire, qui soulignez les impossibilités, remarqua Seldon avec une douceur désespérée.
— Laissez-moi vous mettre à l’épreuve, mon ami. Supposons que je vous demande d’utiliser vos mathématiques pour me dire si je serai un jour assassiné. Que répondriez-vous ?
— Mon système mathématique ne fournirait pas de réponse à une question aussi précise, même si la psychohistoire fonctionnait au mieux. Toute la mécanique quantique du monde ne peut permettre de prédire le comportement d’un unique électron, mais seulement le comportement moyen d’une grande quantité d’entre eux.
— Vous connaissez vos mathématiques mieux que moi. Faites une prédiction raisonnable en vous basant dessus. Serai-je un jour assassiné ?
— Vous me tendez un piège, Sire, dit doucement Seldon. Ou vous me dites quelle réponse vous désirez entendre, ou vous m’accordez le droit de vous fournir la réponse de mon choix sans risque d’être puni.
— Parlez librement.
— Votre parole d’honneur ?
— Vous voulez une promesse écrite ? » Le ton était sarcastique.
« Votre seule parole suffira », dit Seldon, le cœur serré, car il n’était pas du tout convaincu.
« Vous avez ma parole d’honneur.
— Alors, je peux vous dire qu’au cours des quatre derniers siècles, près de la moitié des Empereurs ont été assassinés, d’où je conclus que vos chances de subir le même sort sont en gros d’une sur deux.
— N’importe quel imbécile pourrait me fournir cette réponse, fit Cléon, méprisant. Pas besoin d’être mathématicien.
— Je vous ai pourtant prévenu à plusieurs reprises que mes mathématiques sont sans application pratique.
— Vous ne pouvez même pas supposer que j’aie tiré profit des leçons données par mes infortunés prédécesseurs ? »
Seldon prit une profonde inspiration et se lança. « Non, Sire. Toute l’histoire montre que nous ne savons rien tirer des leçons du passé. Par exemple, vous m’avez admis ici en audience privée. Et si j’avais eu l’intention de vous assassiner ? Ce qui bien sûr n’est pas le cas, Sire », s’empressa-t-il d’ajouter.
Cléon sourit sans humour. « Mon ami, vous oubliez notre minutie – et les progrès techniques. Nous avons étudié votre biographie, l’ensemble de votre dossier. A votre arrivée, vous avez été passé au scanner. Votre expression et vos empreintes vocales ont été analysées. Nous connaissions en détail votre état émotionnel ; nous connaissions quasiment vos pensées. S’il y avait eu le moindre doute sur vos intentions, on ne vous aurait pas permis de m’approcher. En fait, vous ne seriez plus en vie à l’heure qu’il est. »
Une vague de nausée submergea Seldon mais il poursuivit : « Les Exos ont toujours eu des difficultés à approcher les Empereurs, même lorsque la technique était moins avancée. Or, presque tous les assassinats sont liés à des révolutions de palais. Pour l’Empereur, ce sont les proches qui constituent le plus grand danger. Contre ce danger, une fouille méticuleuse des Exos n’est d’aucune utilité. Quant à vos propres fonctionnaires, vos propres gardes, vos propres intimes, vous ne pouvez les traiter comme vous m’avez traité.
— Ça aussi, je le sais, répondit Cléon, et au moins aussi bien que vous. En fait, je traite mes proches équitablement sans leur fournir une seule cause de ressentiment.
— Quelle absur… », commença Seldon, mais il se tut aussitôt, fort embarrassé.
« Continuez, fit Cléon avec colère. Je vous ai donné l’autorisation de parler librement. Qu’ai-je dit d’absurde ?
— Le mot m’a échappé, Sire. Je voulais dire « inappropriée ». Cette façon de traiter vos intimes est inappropriée. Vous devez être soupçonneux ; il serait inhumain de ne pas l’être. Un geste ou un mot imprudent, tel que celui que je viens d’employer, une expression douteuse, et vous voilà aussitôt sur la défensive, le regard inquisiteur. Et la moindre trace de méfiance met en branle un cercle vicieux. L’intime va déceler cette méfiance, d’où ressentiment de sa part et modification du comportement, malgré tous ses efforts pour l’éviter. Vous le décelez à votre tour, ce qui accroît vos soupçons, et en fin de compte, votre interlocuteur est exécuté ou vous êtes assassiné. Ce processus s’est révélé inéluctable pour les Empereurs des quatre derniers siècles, et ce n’est jamais qu’un signe des difficultés croissantes qu’il y a à mener les affaires de l’Empire.
— Alors, rien de ce que je pourrai faire n’évitera un assassinat.
— Non, Sire, mais d’un autre côté, vous pourriez avoir de la chance. »
Les doigts de Cléon tambourinaient sur le bras de son fauteuil. Rudement, il lança : « Vous êtes inutile, mon ami, tout comme votre psychohistoire. Laissez-moi. » Et sur ces mots, l’Empereur détourna le regard, paraissant soudain plus âgé que ses trente-deux ans.
« Je vous avais prévenu que mes mathématiques ne vous seraient d’aucune utilité, Sire. Mes plus profondes excuses. »
Seldon voulut faire une révérence mais, à quelque signal invisible, deux gardes étaient entrés pour le raccompagner. A la porte, la voix de Cléon lui parvint de la chambre royale : « Ramenez cet homme là où vous êtes allés le chercher. »
4
Eto Demerzel fit son apparition, et lorgnant l’Empereur avec la déférence qui s’imposait, remarqua : « Sire, vous avez failli vous mettre en colère. »
Cléon leva les yeux et, au prix d’un effort visible, réussit à sourire. « Eh bien, oui. L’homme était très décevant.
— Et pourtant, il n’a pas promis plus que ce qu’il avait à offrir.
— Il n’avait rien à offrir.
— Et n’a rien promis, Sire.