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— C’était décevant.

— Plus que décevant, peut-être. Cet homme est comme un cheval fou, Sire.

— Un quoi, Demerzel ? Vous avez toujours la bouche pleine d’expressions si bizarres. »

Demerzel répondit gravement : « C’est juste une expression que j’ai entendue dans ma jeunesse, Sire. L’Empire est rempli de tournures étranges dont certaines sont inconnues sur Trantor, tout comme celles de Trantor sont parfois inconnues ailleurs.

— Êtes-vous venu pour m’apprendre que l’Empire est vaste ? Qu’entendez-vous par là, en disant que cet homme est comme un cheval fou ?

— Simplement qu’il peut faire beaucoup de mal sans en avoir nécessairement l’intention. Il ne connaît pas sa propre force. Ni son importance.

— Vous avez déduit cela tout seul, Demerzel ?

— Oui, Sire. C’est un provincial. Il ne connaît pas Trantor, ni ses usages. Il n’est encore jamais venu sur notre planète, il ignore les bonnes manières, les façons d’un courtisan. Pourtant, il vous a tenu tête.

— Et pourquoi pas ? Je lui avais donné l’autorisation de parler. J’ai laissé tomber le protocole. Je l’ai traité en égal.

— Pas tout à fait, Sire. Ce n’est pas dans votre nature de traiter les autres en égaux. Vous avez l’habitude du commandement. Et même si vous vouliez mettre les gens à l’aise, peu d’entre eux parviendraient à se détendre. La plupart resteraient sans voix ou, pire, se montreraient serviles ou flagorneurs. Or, cet homme vous a tenu tête.

— Eh bien, vous pouvez admirer son attitude, Demerzel, mais il ne me plaît pas. « Cléon semblait songeur et mécontent. « Avez-vous remarqué qu’il n’a fait aucun effort pour m’expliquer ses mathématiques ? Comme s’il savait que je n’en saisirais pas un traître mot.

— Ce qui aurait été le cas, Sire. Vous n’êtes pas un mathématicien, ni un scientifique, ni un artiste. Il y a quantité de domaines de la connaissance où d’autres en savent plus que vous. C’est leur tâche d’utiliser leurs connaissances pour vous servir. Vous êtes l’Empereur, ce qui vaut bien toutes leurs spécialités réunies.

— Croyez-vous ? Je ne verrais pas d’inconvénient à me sentir ignorant devant un vieillard ayant accumulé les connaissances au cours des ans. Mais cet homme, Seldon, ajuste mon âge. Comment peut-il en savoir autant ?

— Il n’a pas eu à apprendre l’habitude du commandement, l’art de prendre une décision qui affectera la vie des autres.

— Parfois, Demerzel, je me demande si vous ne vous moquez pas de moi.

— Sire ! protesta Demerzel.

— Mais peu importe. Revenons à votre cheval fou. Pourquoi le considérer comme dangereux ? Il m’a plutôt l’air d’un provincial naïf.

— Certes. Mais il y a cette recherche mathématique de sa façon.

— Il dit qu’elle est inutile.

— Vous pensiez qu’on pourrait en tirer quelque chose. Je pensais de même après avoir entendu vos explications. D’autres que nous pourraient être de cet avis. Et notre mathématicien pourrait bien être amené à réfléchir tout seul, maintenant qu’on a attiré son attention là-dessus. Et qui sait, peut-être parviendra-t-il à mettre ses idées en pratique. Si tel devait être le cas, alors prédire l’avenir, si vaguement que ce soit, le placera en position de force. Même s’il ne désire pas détenir le pouvoir pour lui-même, forme d’abnégation qui m’a toujours paru improbable, il pourrait être utilisé par d’autres.

— J’ai bien essayé de l’utiliser. Il a refusé.

— Il n’y avait pas réfléchi. Peut-être qu’à présent… Et si cela ne l’intéressait pas d’être utilisé par vous, ne pourrait-il être persuadé par… mettons… le Maire de Kan ?

— Pourquoi serait-il prêt à aider Kan et pas nous ?

— Comme il l’a expliqué, il est difficile de prédire les émotions et le comportement des individus. »

Cléon grimaça, toujours assis, pensif. « Croyez-vous vraiment qu’il pourrait perfectionner sa psychohistoire jusqu’à la rendre utilisable ? Il paraît tellement certain du contraire.

— Il peut, le temps aidant, décider qu’il a eu tort d’écarter cette possibilité.

— Alors, reprit Cléon, je suppose que j’aurais dû le garder sous la main.

— Non, Sire. Votre instinct a été correct quand vous l’avez laissé partir. Un emprisonnement, si déguisé soit-il, serait cause de ressentiment et de désespoir, ce qui ne contribuerait pas à le faire progresser dans ses recherches ou collaborer de bon gré avec nous. Mieux vaut lui laisser la liberté comme vous l’avez fait, tout en le tenant discrètement en bride. De la sorte, nous veillerons à ce qu’il ne soit pas récupéré par un de nos ennemis, Sire, et, sitôt qu’il aura fini de mettre au point sa science, nous pourrons tirer sur la bride et le ramener. A ce moment-là, nous pourrions nous montrer… plus persuasifs.

— Oui, mais s’il se fait récupérer entre-temps par un de mes ennemis, disons plutôt un ennemi de l’Empire, car, après tout, je suis l’Empire, ou si – de son propre chef – il décide de servir un ennemi… Je n’écarte pas cette hypothèse, voyez-vous.

— Et vous avez parfaitement raison. Je veillerai à ce que cela n’arrive pas, mais si, contre toute attente, cela devait se produire, mieux vaudrait encore que personne ne profite de ses services plutôt que les voir tomber en de mauvaises mains. »

Cléon paraissait mal à l’aise. « Je m’en remets entièrement à vous, Demerzel, mais j’espère que nous n’agirons pas avec trop de hâte. Il pourrait n’être, après tout, que l’inventeur d’une théorie dépourvue de toute espèce d’application pratique.

— C’est fort possible, Sire, mais il serait plus prudent de partir de l’idée que l’homme est – ou pourrait être – important. Nous n’aurons perdu au plus qu’un peu de temps si jamais nous découvrons que nous nous sommes préoccupés d’une non-entité. Nous risquons de perdre une Galaxie si nous découvrons que nous avons ignoré quelqu’un d’important.

— Fort bien, si vous le dites… mais j’espère que je n’aurai pas à connaître les détails – s’ils s’avéraient déplaisants.

— Espérons que ce ne sera pas le cas », répondit Demerzel.

5

Seldon avait eu une soirée, une nuit et une partie de la matinée pour se remettre de son entrevue avec l’Empereur. Du moins l’éclairage des passages, des trottoirs roulants, des places et des parcs du secteur impérial de Trantor s’était modifié plusieurs fois, donnant l’impression qu’une soirée, une nuit et une partie de la matinée s’étaient écoulés.

Il se trouvait à présent dans un petit parc, installé sur un siège en plastique qui se moulait exactement à son anatomie et se révélait confortable. A en juger par la lumière, c’était le milieu de la matinée et l’air était juste assez frais pour paraître vivifiant sans pour autant être piquant.

En allait-il toujours ainsi ? Il songea au jour gris, au-dehors, quand il était allé voir l’Empereur. Et il songea à tous les jours gris et froids, aux jours torrides, ou pluvieux, ou neigeux, sur Hélicon, sa planète, et se demanda si ces alternances de climat pouvaient vous manquer. Était-il possible de rester assis dans un parc de Trantor, en jouissant jour après jour d’un temps idéal, au point de se croire entouré par le néant… et de finir par regretter les vents hurlants, le froid mordant ou l’humidité étouffante ?

Peut-être. Mais pas le premier jour, ni le second ou même le septième. Et il n’aurait que cette journée-là : demain, il serait parti. Alors, il avait bien l’intention d’en profiter autant que possible. Il se pouvait, après tout, qu’il ne revienne jamais sur Trantor.