San-Antonio
Prenez-en de la graine
À mon marchand de tulipes en toute sincérité.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Les cercles vicieux
Mes petits lecteurs chéris, je crois que depuis le temps qu’on se connaît on commence à bien se connaître comme le disait si justement Vincent Toriol à la bataille de Marignan (33, Champs-Élysées, Paris). Alors je vais vous en annoncer une qui méritera d’être prise en considération et dans le sens de la hauteur : je compte vous faire rire avec ce bouquin.
Cauchon qui s’en dédit, comme disait l’évêque qui cherchait des crosses à Jeanne d’Arc et qui lui a fait le coup de la femme au foyer bien avant que Landru ait fait breveter le système.
L’homme est fait pour rire comme Anquetil et Charpini pour pédaler.
Et quand il est canné il continue de rigoler, puisqu’il ne lui reste bientôt plus que son clavier universel. Exception faite naturellement pour les ceusses qui ont la salle à manger dégarnie ou qui se sont fait poser un bridge on the river Kwaï !
À ce propos, j’ai connu une dame très bien : marchande de journaux de son état, s’il vous plaît. Un métier qui fait grosse impression, bien que salissant, because il n’y a rien de plus dégueulasse qu’un canard ! Donc, disais-je, j’ai connu une dame qui portait sa fortune dans son appareil à désosser les côtelettes, sous la forme d’un râtelier complet, en 18 carats véritable. Lorsqu’elle avait du mal à finir le mois, elle engageait son damier chez ma tante. Moi, c’est ce que j’appelle un cercle terriblement vicelard. Parce qu’enfin cette honorable marchande de calamités mettait ses dents au Mont-de-piété pour pouvoir bouffer ; ce qui est un comble, comme l’affirmerait Mansard. Quand elle avait ses ratiches bidon, elle n’avait pas d’artiche pour grailler, et quand l’engagement de ses croqueuses lui permettait d’acheter du bœuf gros sel, elle ne pouvait plus avaler que du yaourt et de la purée mousseline ! La vie, quoi ! C’est pour ça qu’il faut en rire, les gars ! Ce serait tellement balluche d’en pleurer !
Autre exemple de cercle vicieux ? J’ai connu une naine (un mètre vingt avec des talons Louis XV) qui marnait en qualité de servante dans un couvent de bonnes sœurs. Comme les petites frangines n’avaient pas de quoi la douiller, elles lui refilaient de la toile en guise de paiement. Avec ça, la naine, qui ne pourrait jamais se marida, se constituait un trousseau. Quand elle est cannée, elle avait quatre pleines malles de dessous ; à côté d’elle, la reine d’Angleterre ressemblait à une pupille de la nation !
Vous voulez encore un exemple ? Hein ? Le dernier…
Vous faites la connaissance d’une souris. Vous n’avez de cesse de la déloquer pour lui faire la vitrine, là vous êtes bien d’accord, ou alors c’est que vous êtes partisans de la chemise sans pan (San pan, comme disent les bateliers chinois). Seulement, au bout de quelques séances, vous en avez classe de la voir en costar d’Ève sur mesure, et, pour vous fouetter l’imagination vous la calcez tout habillée ! C’est pas vrai ! Encore la vie, mes petites têtes de lecteurs déprimés… La vie stupide et incohérente…
Bref, j’en arrive enfin à ce que vous attendez, c’est-à-dire à l’histoire proprement dite. Je me doute bien que la philosophie ne vous suffit pas. Il vous faut du corsé pour oublier votre belle-mère qui recule tant son échéance, et votre marchand de voitures qui par contre avance les siennes !
Alors voilà.
Tout a démarré de la façon la plus innocente qui soit, comme toujours. Bérurier fêtait ses vingt-cinq ans de mariage avec sa baleine. Grosse fiesta chez lui. Il y avait là Félicie et moi-même, M. et Mme Pinaud avec leur chat siamois, because cette bestiole n’aime pas rester seule ; plus le coiffeur du dessous, puisqu’étant, vous le savez, l’amant en titre de la femme Bérurier… Garçon charmant au demeurant, coiffure à la Branlon Mado (Béru dixit) ; ceinture amaigrissante ; moustache à la Craque Câble ; avec ça abonné au Rire par profession et au Chasseur Français par vocation… Bref, un beau produit de la race humaine. Bravo Cadoricin !
Le repas avait été copieux et soigné, jugez-en plutôt : on avait commencé par le saucisson à l’ail véritable, continué avec le gratin dauphinois à l’ail ; poursuivi avec le gigot à l’ail (bref, un vrai repas pour Solidor) et conclu par une crème renversée, que le Gros avait renversée d’ailleurs sur sa cravate. Après ces agapes, nous n’osions plus respirer de peur de nous entr’asphyxier. Tout s’était déroulé sans incident, si l’on excepte le mégot que Mme Pinaud avait trouvé dans la crème renversée et qu’elle avait déposé avec beaucoup de savoir-vivre sur le bord de son assiette. Le Gros venait de chanter « Les Matelassiers » (ce n’était qu’un mauvais cardeur à passer, si j’ose ce mot hardi) entre le café et les liqueurs… L’euphorie était à son comble. Le coiffeur s’occupait de la jarretelle gauche de Mme Bérurier qui en gloussait d’aise. Pinaud dormait sur sa cravate neuve ; sa femme donnait à Félicie une recette pour détacher les fixe-chaussettes et moi je pensais à une charmante brunette à qui j’avais donné la veille un cours de remonte-pente… Et voilà le Gros qui se met à beugler :
— J’ai une idée !
Pinaud en ouvre un œil, le bouton de jarretelle de la mère Béru roule sur le lino de la salle à manger, et je me mets à appréhender très fort.
Nous attendons le produit des cogitations du Gros.
— Y a la fête en bas de chez nous, déclare-t-il. On va aller faire un carton.
La consternation est générale, pourtant, la suggestion étant faite par le maître de céans, nous n’avons garde de la repousser et nous voilà partis en colonne par deux jusqu’aux manèges miteux qui diffusent du Tino Rossi de la bonne année à tous les échos.
Le Gros, très surexcité par les vins du Postillon qu’il a bus, affirme qu’au pistolet il ne craint personne et qu’il couperait les moustaches de Buffalo Bill. Pour nous prouver son adresse, il se met à faire un carton. Les cinq balles dans le cent ! La populace fait cercle. Cet ahuri a un coup de gâchette impec. Le patron du manège le félicite et lui propose de couper le fil de soie tenant suspendue une merveilleuse pipe en écume de mer, lot numéro un du stand.
Le Gros relève le défi. Il examine toutes les pétoires disponibles de l’établissement. Il en sélectionne une, la soupèse, la manipule, la caresse… Puis vise longuement, sans trembler, de son gros œil de bœuf déconstipé, et tire !
Un tonnerre d’applaudissements ponctue son exploit. Il a coupé le fil, du premier coup, et la pipe vient de choir dans la caisse de son, prudemment placée sous elle.
Le patron du tir fait contre mauvaise fortune bon cœur et lui remet son trophée en grande pompe et le cœur meurtri, car c’était un souvenir de famille (son grand-père l’avait gagnée à Sedan).
C’est la fête au village pour le Gros. Il montre sa pipe au peuple ébloui, comme un roi montre son sceptre, et un gardien de la paix son bâton.
— À partir de maintenant, déclare-t-il, je ne fumerai plus que la pipe…
Mme Bérurier proteste, alléguant que ça sent mauvais. Mais Béru ne veut rien entendre et commence séance tenante à culotter la bouffarde.
Tout ceci pour en arriver à ce tournant décisif dans l’existence du Gros. Il abandonne la cigarette pour la pipe.
Apparemment c’est là, m’objecterez-vous, avec l’impertinence qui vous caractérise, un détail sans importance ! Que nenni ! Ce fait est déterminant pour l’histoire que je vais avoir l’honneur et l’avantage de vous narrer.