Un peu partout il y a des voitures stoppées, avec des gens qui bectent des sandwiches au pâté, au jambon, au saucisson, au fromage, au poisson, à la tomate, au concombre, à la salade, aux anchois et à un tas d’autres choses indéfinies.
Elle finit par repérer un endroit désert. Ce coin est cerné de buissons épineux.
— Il me semble que cet endroit convient parfaitement, vous ne trouvez pas ? demande la jeune fille.
— J’allais vous le faire remarquer !
— Nous nous trouvons hors de vue, c’est désert, et ça reste très près des bâtiments !
— En effet.
Maintenant, j’ai tellement pris l’habitude de sceller mon ébahissement que j’ai presque l’impression d’être au courant de tout le chisblik.
Hilde s’assied sur l’herbe. Nous l’imitons. Elle déplie son pacson et à ma profonde stupeur en extrait trois pelles-bêches de camping.
— Au travail, décide-t-elle.
Donnant l’exemple, elle entreprend de creuser le sol à l’abri du buisson. Je l’imite… Bérurier se décide enfin. Je lui lance un coup d’œil sévère pour l’empêcher de débloquer, et nous voici comme trois bons petits diables, en train de creuser la terre friable de Hollande…
Au bout d’un moment, Hildegarde se dresse pour bigler les azimuts. Mais c’est peinard… Il y a plein de cris d’enfants sous les frondaisons, des grondements de moteurs, des appels…
Nous creusons toujours. J’ignore les dimensions du trou qu’elle nous aide à faire, pour la bonne raison que j’en ignore l’usage…
— Jetons la terre dans le buisson, recommande-t-elle, il ne faut pas constituer un monticule pouvant attirer l’attention d’un gardien…
Nous lui obéissons en tout. Le Gros sue sang et eau. Il renaude intérieurement. Le jardinage, ça n’a jamais été son fort. Il veut bien piocher la mère Van der Plume, mais pour ce qui est de déplacer du terreau, il est nettement contre.
Une heure plus tard, nous avons un trou de quatre-vingt-dix centimètres de profondeur et de deux mètres de superficie.
Je commence à en avoir ma claque, mais je la boucle pour ne pas inciter Béru à la mutinerie. Nous autres, Français rouscailleurs, ne sommes-nous pas tous plus ou moins des enfants de mutins ?
— B… de m…, explose soudain la Globule en jetant symboliquement sa pelle, c’est une entrée de métro ou quoi, qu’on fait là !
Hildegarde éclate d’un rire cristallin.
— Ça suffit, dit-elle.
— Ah bon, ronchonne le Gros, c’est pas trop tôt, j’ai dû maigrir de cinq livres…
— Maintenant, décrète Hilde, nous devons masquer le trou avec des branchages, il faut prévoir le cas où un promeneur s’aventurerait par ici…
Donnant une nouvelle fois l’exemple en joignant le geste à la parole, la voilà qui se met à casser des rameaux de noisetiers sauvages qu’elle étale en quinconce sur le trou… On lui donne un coup de main… En moins de temps qu’il n’en faut à un marchand de bagnoles pour transformer une voiture d’occasion en voiture neuve, notre cavité est masquée.
— Bon travail, dit la jeune fille, satisfaite…
— J’ai soif ! répond le Gros…
— Eh bien, rentrons, il y a justement du Coca-Cola au réfrigérateur.
Bérurier abaisse ses stores crapauteux sur son regard injecté de sang.
— J’ai dit que j’avais soif, mugit-il, j’ai pas dit que j’étais malade !
Nous prenons le chemin du retour… Je ne parle pas, étant sollicité par un afflux impressionnant de pensées extravagantes.
Pourquoi ce trou ? En prévision de quoi ? Il n’est pas assez long pour receler un cadavre… Alors ? En tout cas, je commence à deviner une chose importante : l’opération dont parle Hildegarde concerne le musée…
Les gars, je commence à brûler, cramponnez-vous… Parce que, quand je brûle, ça chauffe !
CHAPITRE IX
Je vois d’ici le tableau !
Lorsque nous radinons à Spring-Beauty, la mère Plume-Plume Tralala chante encore. Tandis que nous frottons nos pompes terreuses sur le paillasson, elle attrape une note juste et, ravie, ne la lâche plus. Elle s’en gargarise, histoire de se désinfecter les amygdales. C’est alors que les deux sonneries que comporte l’isba se déclenchent simultanément : celle de la lourde (actionnée par nous) et celle du téléphone…
La jument pare au plus pressé et vient nous ouvrir. Ensuite de quoi, ayant télégraphié en priorité un sourire à combustion lente au gars Béru, elle cavale, légère comme une vache pleine, jusqu’au bigophone mural situé sous l’escadrin.
Pendant qu’elle fait des phrases néerlandaises, nous entrons dans le living où la table est déjà dressée pour le repas de midi.
Le Gros déclare que la séance de terrassement l’a mis en appétit. Ce n’est pas une surprise pour moi qui connais la boulimie de mon compatriote. Un rien le met en appétit, lui ! Il a l’œsophage à fleur de lèvres.
Soudain, changement à vue dans la hutte : voilà la mère Van der Chose qui radine en chialant comme une Madelon. Des larmes grosses comme des chandelles de cierge dégoulinent sur sa frime ravagée. Elle a illico des gobilles de lapin russe, bordées de rouge, et les pommettes violacées. Un vrai désastre… Nous nous empressons… Béru est bouleversé comme s’il venait de recevoir sa feuille de mobilisation l’affectant dans les mines de poil à gratter de l’Oubangui…
— Eh bien ! Eh bien ! je fais, très mauvais théâtre de tournée miteuse !
Hildegarde interroge sa tante. Grosses explications hoqueteuses, reniflées et émulsionnées…
La môme Hilde se tourne vers moi, blanche comme une chemise de nuit de vieille fille pubère.
Ce qu’elle va m’annoncer, je le sais déjà, because mon petit doigt est branché sur l’alternatif.
— Tonton est mort ainsi que sa femme !
Il s’agit de jouer la grande scène du deux avec le maxi d’émotion et de vérité. Pourvu que le Gros soit à la hauteur ! C’est là qu’un acteur chevronné comme Pinuche serait efficace !
— Qu’est-ce que vous dites ? balbutié-je en français puis en bégayant !
— Il paraît qu’ils ont été écrasés par un autobus à Paris.
Je porte l’extrémité de mes ongles entre mes canines et mes incisives.
— Mon Dieu, dis-je avec une sobriété qui me vaudrait le first Prix au concours de Belote du Conservatoire de Bouffémont.
Comme le gars Béru ne marque aucune surprise, je lui téléphone la pointe de mon coude dans le Joseph.
— T’entends, Gros ? Van Knossen est décédé avec Madame !
Il me regarde et se met à l’alignement.
— Oh ! Pardon ! C’est pas vrai ! Si jeune ! De quoi il est mort ?
À mon sens, il en fait un peu trop… C’est les Chargeurs Réunis à lui tout seul…
— Tu as entendu : un autobus !
Il lève ses bras courtauds vers un ciel qui se montra inclément pour Tonton !
— La R.A.T.P., annonce-t-il, c’est la mort du touriste !
La jument à corsage violet continue de se déshydrater… Elle pantelle maintenant dans un fauteuil comme la dame aux Camélias après que le père Duval soit venu faire du ramdam dans l’alcôve…
Le Gros s’assied sur l’accoudoir du siège. Il tapote la petite main de catcheuse de notre hôtesse et susurre d’une voix plus fondante qu’une glace à la pistache oubliée dans le foyer d’un haut-fourneau :
— Allons, allons, chère petite gosse !
La chère petite gosse a des larmes plein sa moustache. Avec ce tact si français, déjà en vigueur au temps de Vercingétorix, Bérurier tire son mouchoir pour éponger le chagrin de la dame. Dans l’intérêt d’icelle, il ferait mieux d’utiliser une serpillière, ce serait plus hygiénique car, outre ses nombreux trous, le mouchoir dont je vous parle est constellé de taches multiformes et multicolores, dont certaines sont en relief et presque toutes consistantes. Si bien que lorsqu’il l’a promené sur les joues détrempées de la mère Van der Truc, on a l’impression que cette dame s’est paumée dans les égouts de Paris et qu’elle en est ressortie en rampant dans une canalisation.