Hildegarde n’a pas de chagrin, en tout cas il n’est pas démonstratif. Les lèvres pincées, les paupières closes, elle songe… Moi, je me suis tourné face à l’une des baies et je joue « Poil-au-nez » à la batterie.
Le silence qui s’est établi à son compte est quasi total. À peine troublé par les reniflettes de la grosse vachasse.
Enfin Hildegarde se manifeste.
— Je m’explique pourquoi les autres ne sont pas venus, fait-elle, Tonton n’a pas eu le temps de les contacter…
Je prends une mine adéquate.
— Parbleu !
— Seulement, ça remet tout en question… Je ne pense pas que nous soyons assez nombreux maintenant pour réaliser l’opération…
Je fais claquer mes doigts.
— Il faudra bien, Hilde… Quant à moi, je suis partisan d’en finir. Vous savez, si nous sommes efficaces, nous pouvons compenser la faiblesse de nos effectifs…
Elle a un reflet satisfait dans les carreaux. Femme d’action, elle aime les hommes qui prônent l’action…
— Je suis également de votre avis, nous verrons ce que le patron dira…
Elle louche sur Bérurier.
— Qu’en pense votre ami ?
Ainsi pris à partie, le Gros débarque du bateau de pommes. Il toussote.
— Eh bien, je…, commence-t-il en cherchant désespérément à lire la réponse qu’il doit faire sur ma frite hermétique… Je suis à votre disposition…
La mère Van der Plume reprend son self-control (comme on dit dans les contributions anglaises). Elle se lève, va baigner son tendre visage de marchande de moules dans le lavabo du coin pour le décongestionner… Béru l’accompagne. Je ne sais pas s’il lui fait un massage facial ou quoi, toujours est-il qu’à leur retour, la jument a repris un aspect humain. Elle s’est même coloqué de la poudre de riz sur le pif et on dirait qu’elle vient de nettoyer un moule à gâteaux avec son nez…
— C’est vraiment la fatalité, soupire Hildegarde… Quel accident stupide, je me demande comment ça a pu arriver…
Version du Gros :
— À Paname, affirme-t-il, les conducteurs d’autobus se prennent pour Fangio et font des compétitions, c’est pas étonnant…
La mère Plume raconte son cousin (Van Knossen était son cousin issu de germain par la porte de service). Un garçon charmant, un peu rêveur par moments, mais si délicat…
Je pense à ce rêveur qui bectait du pain de fesses à Amsterdam. Merci pour sa délicatesse ! Il se faisait les ongles pendant que Madame sa femme faisait la vitrine en participation avec la grosse jambonneuse à la poupée !
— Ce sont les bons qui partent les premiers, récite le Gros qui connaît à fond ses classiques.
Il se hâte d’ajouter qu’« on est peu de choses », que « c’est la vie » et que « l’heure c’est l’heure ».
Ça fait penser à la mère Plume qu’il est en tout cas celle de faire fricasser ses côtelettes de mouton… Elle rejoint sa cuisine avec son marmiton dévoué. Je ne sais pas si cet ignoble beignet refroidi de Béru met la main à la pâte, mais je me doute qu’il la met au réchaud… Rien ne stimule autant un cordon bleu, d’ailleurs, que de cuisiner avec un maître-queux.
Au début de l’après-midi, nous entrons le front haut dans la phase déterminante de l’affaire.
Coup de sonnette impératif sur l’air de « Ouvre-moi ta lourde pour l’amour de Dieu ». Hilde bondit de son siège, vive, alerte…
— C’est sûrement Hilary ! annonce-t-elle.
Elle court ouvrir.
Je chuchote à Béru.
— À partir de tout de suite ça devient sérieux, Gros, oublie un peu ton tombereau de betteraves et ouvre l’œil, sinon il pourrait nous arriver un turbin mémorable !
Je me grouille d’allumer une cigarette pour me composer une attitude désinvolte… L’herbe à Nicot, c’est la roue de secours des hommes. Quand ils traversent une sale passe, ils font de la fumée… Au fond, la fumaga n’est-elle pas l’emblème de la vie ? Tout le monde, et M. Tourgueniev en particulier, vous le dira. Fumée ! Voilà ce que nous sommes… Pas poussière, non ! Même pas ! Mais fumée… Notre existence n’est qu’une légère volute bleutée qui se dissout dans le ciel après avoir décrit quelques imprécises et fugaces figures.
Ça parlemente dans le couloir. Hilde doit affranchir l’arrivant sur l’événement majeur de la journée, à savoir la mort des Van Knossen…
Quelques minutes passent. Puis ces messieurs-dames font leur entrée dans le living… Je dis ces messieurs car ils sont deux. Il y a d’abord celui que ma petite « creuseuse » de trous appelle le patron ou Hilary. C’est un homme mince et froid, au visage aigu, au regard sombre, ardent, rapide, aux cheveux noirs plaqués sur la tête… Il est fringué sans recherche excessive, mais avec goût… Il traîne à sa suite un petit bonhomme tout ce qu’il y a de poilant qui me fait songer à un jockey, sans doute à cause de l’étrange casquette à petits carreaux dont il a surmonté sa tronche en forme de pomme. L’intéressé dont de qui je vous cause est ridé comme les fesses d’un centenaire et il a le teint tellement grisâtre qu’on croit le regarder à travers une fenêtre poussiéreuse.
Sa bouche est sans lèvres, ses paupières sans cils… Il possède d’étranges yeux bleus, tout rigolards, et il sourit avec une espèce d’ingénuité agaçante…
Hilde fait les présentations. Hilary me dévisage brutalement, à fond. Son regard est une véritable jauge qu’il plonge en moi. Il paraît satisfait, car il reconnaît un homme d’action… Il a pour Béru un coup d’œil surpris. Tout le monde d’ailleurs est déconcerté par ce tas d’immondices que je traîne à ma suite… Mais je suis la caution vivante de l’affreux homme des comptoirs.
— Paris ? me demande Hilary en un français qui sent son accent anglais de loin.
— Juste ! dis-je, faisant un compromis entre la langue de Shakespeare et celle de Guy Mollet.
— Je viens d’apprendre la mort de Knossen, voilà qui est désastreux…
— En soi, oui, dis-je calmement, mais sur le plan de l’affaire, je ne crois pas que ce soit irréparable…
Voilà qu’on recommence la polka sur les volcans. Après cette enquête, les gars, je pourrais m’acheter un flacon de Névrostyl, ça sera une dépense utile !
Il me demande, direct :
— Quel est alors votre programme ?
O la vache ! Comment qu’il me perturbe le transformateur, ce meûchant ! Trois questions commak et je suis plus K.O. qu’un vieillard paralytique qui voudrait s’empoigner avec Robinson, un vendredi !
J’ai une forte envie de biaiser.
— Mon programme sera fatalement le vôtre, fais-je avec une habileté qui me mériterait le Poste des Affaires Étranges au quai d’Orsay.
Et d’ajouter, pertinent :
— Mais si vous voulez mon sentiment personnel, je crois que nous devons agir. Lorsqu’une affaire est amorcée, il faut la poursuivre coûte que coûte car on n’a jamais intérêt à surseoir pour ces sortes de choses…
Voilà comment je m’en tirais à l’oral des examens, mes z’enfants ! Lorsque l’examinateur me posait une colle sur l’humanisme dans l’œuvre de Lustucru, je le feintais en établissant vite-fait-sur-le-gaz un parallèle entre Lustucru et Milliat-frères et en lui parlant de Milliat frères. Quelquefois, quand il était grincheux, il m’envoyait chez Plumeau en port dû avec un zéro en bandoulière, mais d’autres fois je l’avais au finish par ma faconde… S’il est des cas où il faut savoir se taire, il en est d’autres où il convient de trop parler… Question de dosage ! Dans la vie, il faut savoir doser !