Je souris.
— Bien sûr, mais est-il prudent d’appeler la France de chez elle ? Il faut prévoir l’avenir…
— Est-il prudent d’appeler la France tout court ? me demande-t-elle.
C’est une sorte de joute que je livre bravement, détendu comme le ventre d’un obèse qui vient de suivre une cure d’amaigrissement.
— C’est au sujet de mon arrivée. Je crois que le mieux est de ne pas entrer dans Paris avec les machins… Or, ma mère habite un pavillon tranquille dans la banlieue… C’est un endroit rêvé.
— Ah ! bon…
La voilà rassurée. Elle se dit que je prends l’affaire à cœur et son revirement se lit sur son minois comme s’il était peint en rouge sur les murs d’une clinique.
Elle demande mon numéro. Moi j’enrage de l’intérieur. Naturellement, c’était pas à Félicie, mais au Vieux que je voulais tuber. Il m’aurait arrangé toute l’affure aux petits oignons, ce cher homme !
Cinq broquilles s’écoulent et j’ai la voix chaude de ma brave femme de mère.
— Oh ! Antoine, mon grand ! s’exclame-t-elle.
Je lui bonnis que je fais un petit voyage au pays des tulipes et que je rentrerai chez nous sur le matin…
— Ne ferme pas la porte du garage, dis-je…
Puis je me hâte de raccrocher avant qu’elle ne se mette à poser des questions dangereuses. Pendant cette brève communication, Hildegarde a feint de s’intéresser aux évolutions d’une poule blanche qui consulte le canard dans la basse-cour du garagiste, mais je sais pertinemment qu’elle me tendait une oreille acérée, si je puis dire !
Je reprends ma chignole et nous retournons à Spring-Beauty. Je l’ai in the baba… Il ne me reste plus qu’à participer à ce coup fourré. Vous avouerez qu’il y a de quoi se la mordre ! Moi, un commissaire des Services, obligé de faucher des Van Gogh ! Ah ! non, on les verra toutes, c’t’été ! Si jamais on se fait épingler par les bourdilles d’ici, j’aurai bonne mine, en forban, dans les baveux du cru !
Il est dit que je ne vivrai jamais des trucs comme tout le monde. Ça n’arrive qu’à mézigue, ces choses-là… À mézigue et au gros Béru aussi, bien sûr, mais lui il marche toujours à côté de la réalité, sur le chemin de halage de sa connerie congénitale !
Les quelques heures qui s’écoulent dans la demeure de la dame au corsage violet sont mornes, sirupeuses… Nous causons peu. Hilary est un taciturne. Il passe son temps à examiner un plan du musée ; plan auquel le sien est subordonné en quelque sorte !
Le jockey a sorti un jeu de dés de sa poche et entreprend Béru pour une partie de passe anglaise qui va permettre au Gros de rentrer en France sans un maravédis.
Je fais signe à Hildegarde de me rejoindre et je grimpe dans ma chambre. Moi, quand j’ai une trop forte tension d’esprit, il faut toujours que je me livre à un exercice violent.
Elle ne tarde pas à rappliquer, le regard interrogateur.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiète la belle enfant.
— Il y a que nous allons nous séparer cette nuit et que je voudrais d’ores et déjà vous faire mes adieux à ma façon, fais-je en l’enlaçant.
— Vos adieux ! Mais vous savez très bien que je pars avec vous ! dit-elle.
J’en avalerais mon nœud de cravate.
— Naturellement, Hilde, je le sais… Mais nous ne serons plus seuls, c’est cela que j’appelle être séparés…
Elle sourit.
— Ah ! sentimental Français…
Pas si sentimental que ça, je le lui prouve sur l’heure en lui faisant une prise comme aucun judocastre, fût-il ceinture de flanelle, n’en pourrait réussir.
Elle ne demande du reste que ça, la douce gretchen aux yeux bleus. L’inaction momentanée a sur elle les mêmes effets que sur moi et, partant, les mêmes conséquences. Nous attaquons le grand concerto de Brame, pour matelas et sommiers ; puis l’introduction du grand morceau de Faust dans l’ouverture de la Fille de Mme Angot (arrangement d’Oniçoi Kimal Ypense, le célèbre compositeur turco-réacteur). Enfin, comme il faut une conclusion à une séance bien composée, nous terminons par les grandes caves du Vatican (exercice d’alerte réglé par Miss Taffini de Bouffémont)…
Curieuse manière de se préparer à un cambriolage de grande envergure, me direz-vous ?
À cette objection je ne répondrai que par un seul mot :
— Jaloux !
CHAPITRE XI
De quoi se l’encadrer !
Il est minuit, comme chez le docteur Schweitzer, lorsque nous quittons Spring-Beauty ! Hilary m’a demandé de prendre mon baquet personnel et de le suivre.
Me voici enfin seulâbre avec le Gros.
— Dis donc, fait celui-ci, on va à la pêche aux écrevisses ou quoi ?
— On va aux olives, rectifié-je.
— Hein ?
— Tu ne le savais pas que Van Gogh a surtout peint des oliviers ?
Il soulève son bada et se gratte l’accordéon. Une averse de pellicules larges comme des morbacks chute sur son costume en fibre de bois véritable.
— Qui ? fait-il.
— Van Gogh ! Tu n’en as jamais entendu parler ?
— Non, avoue-t-il sans s’émouvoir.
— C’était un grand peintre hollandais.
— Y a pas d’oliviers en Hollande ! objecte ce délicat lettré pour qui rien de ce qui touche à la déduction n’est étranger.
— Il est venu les peindre en France !
Le Gros ne cherche pas à approfondir outre mesure sa culture en matière picturale.
— Bon, fait-il… Et alors, c’est ses tableaux qu’on va secouer ?
— Tout juste !
— Ils valent quelque chose ?
— Chaque toile vaut plusieurs dizaines de millions !
Alors là, il est touché dans les profondeurs de son intellect ! Tout son être devient point-d’exclamation-à-la-ligne.
— Y a des mecs qui donnent des sommes pareilles pour des oliviers alors que pour ce prix ils pourraient s’acheter toute la Provence !
Sa réflexion me fait sourire…
— La Provence de Van Gogh est plus extraordinaire que la vraie, Béru !
Il se regratte le crâne. Aurait-il une pensée à fleur de peau qui n’arriverait pas à sortir ?
— Me fais pas poirer ! murmure-t-il. Un tableau, c’est un tableau, et voilà tout !
Sur cette formule sibylline, ce mécène passe à un autre sujet, en l’occurrence plus urgent à traiter.
— Alors on participe au coup ?
— Que pouvons-nous faire d’autre ? De toute façon, c’est nous qui devons coltiner les toiles, alors elles ne craignent pas grand-chose…
— Ces mecs ne me disent rien de bon, avoue-t-il… On ne sait pas ce qu’ils ont dans le carafon. En tout cas, le petit à la bâche s’est drôlement laissé avoir aux dés ; je lui ai gagné cent florins !
Je n’ai pas perdu de vue les feux rouges arrière de la Mercédès. Jusque-là, nous avons suivi un chemin tout différent de celui qui conduit à l’entrée du musée, j’en déduis que nous allons pénétrer dans le parc par-derrière…
En effet, nous stoppons dans un chemin discret qui longe la grille du parc. Nous manœuvrons les charrettes de manière à ce qu’elles se trouvent orientées face à la ville et nous nous groupons devant une brèche de l’enceinte. Hilary a minutieusement monté le coup et sa connaissance des lieux semble absolue.
Je reconnais chez lui l’homme de tête. Le fait qu’il ne nous ait pas encore affranchi quant au déroulement de l’opération montre que c’est un monsieur prudent.
— Voilà, explique-t-il, ce musée offre une particularité : il n’a qu’une porte et pas de fenêtre ! Il est éclairé en effet par des plafonds en moellons de verre. Donc, une seule issue s’offre à nous.