Il parle bas mais de façon intelligible, d’un ton péremptoire. Son regard est tranchant comme une lame. Personne ne songe à l’interrompre.
— Donc, nous devrons entrer par la porte. Celle-ci comporte un signal d’alerte extrêmement puissant et des serrures de sécurité… De plus, elle est exposée dans la lumière de deux projecteurs… Ce que nous allons faire exige une très grande précision. Les gardiens font des rondes toutes les heures. Chaque ronde dure un quart d’heure… Nous disposons, sauf incident, de trois quarts d’heure. Voici comment va se détailler l’opération.
« Nous allons pénétrer dans le parc jusqu’à l’endroit où sont cachées les reproductions. Vous m’attendrez pendant que j’irai surveiller la fin de la ronde. Lorsque celle-ci sera terminée, vous amènerez la caisse jusqu’à la zone de lumière de l’esplanade… Hildegarde surveillera la maison des gardes, Jess, aidé par vous (il me désigne) s’occupera de neutraliser les signaux d’alarme. Dès que ce sera terminé, je m’occuperai de l’ouverture de la porte. Ensuite, tous les hommes m’accompagneront dans les salles où se trouvent les tableaux à remplacer…
Les tableaux à remplacer ! Jolie formule.
Il se tait et nous considère à tour de rôle d’un air de dire : « Pas d’objections ? »
— Comment Jess neutralisera-t-il le signal d’alarme ? questionné-je ; pas en coupant les fils, je suppose ?
— Jess est un spécialiste, tranche Hilary.
Inutile d’insister. L’Anglais regarde sa montre à cadran lumineux.
— Allons-y ! décide-t-il…
Un à un, nous pénétrons dans le grand parc solitaire et pas du tout glacé dans lequel cinq z’ombres vont tout à l’heure passer !
Vous me connaissez depuis belle burette, comme dit le curé de ma paroisse, vous savez par conséquent que je n’ai pas froid aux yeux depuis que je leur fais porter un tricot Rasurel ; or, je dois à la vérité d’avouer qu’à l’instant où nous guettons le retour d’Hilary, tapis dans la touffeur du sous-bois, mon palpitant est monté sur le gros braquet. Il martèle (comme Charles) mes côtelettes à grands coups sourds.
Nous sommes assis sur la caisse de reproductions, Hildegarde et moi. Bérurier renifle, son bitos vissé sur sa rotonde, les mains aux poches, tranquille et prêt à tout. À cet instant, je ne puis m’empêcher de lui adresser un hymne reconnaissant. Il a tous les défauts homologués, plus quelques-uns de son invention, mais il possède une qualité majeure : le courage. Il ignore le danger, il n’a jamais connu la peur. S’il était attaché à un tonneau de poudre au milieu d’un incendie, il continuerait à tirer sur les poils de son blair ou à se gratter les pellicules en pensant à des recettes de tripes lyonnaises.
Le petit bonhomme Jess, l’homme aux dés honnêtes et à la bâchouse à carreaux, n’est pas émotionné non plus. Pour l’instant, il vient de sortir de sa veste une pochette de nylon à fermeture éclair et il prépare des instruments compliqués, que l’obscurité m’empêche de déterminer…
Retour d’Hilary. Très calme, très gentleman…
— Allez-y ! nous dit-il…
J’emboîte le pas à Jess et nous débouchons dans la lumière des projos. J’aime autant vous dire que ça fait un drôle d’effet ! Il me semble que je grimpe sur la scène d’un théâtre pour jouer « Rossignol de mes amours ».
Le ouistiti à casquette déballe de sa pochette une plaque d’acier à laquelle est soudé un fil. Il me la confie… J’aimerais bien savoir ce dont il retourne, comme dirait Rossini (Oui : à cause du tournedos, c’est complètement idiot !) mais l’instant n’est pas aux commentaires techniques. Tout ce qu’il m’est loisible de faire, c’est d’ouvrir mes vasistas comme le fit Michel Strogoff avant d’avoir les lampions braisés.
Jess prend maintenant dans son réticule une flèche à bout caoutchouté, comme en tirent les Eurêka, mais nettement plus grosse. Il la plante, d’un mouvement sec, sur l’un des montants métalliques de la porte. On dirait qu’il vient de filer un coup de poignard… La ventouse de caoutchouc adhère parfaitement. Le petit manche de bois est perpendiculaire à la porte.
Alors Jess prend dans son fourre-tout un troisième ustensile qui n’est autre qu’un pieu métallique de la dimension d’un tisonnier de poêle. Il l’enfonce dans la terre, près du perron. Puis il attache l’extrémité du fil soudé à la plaque métallique après le pieu.
— O.K. ! me dit-il en reprenant la plaque.
Il déroule le fil jusqu’au voisinage de la flèche. Il fait décrire plusieurs tours morts au manche de bois en laissant libre une trentaine de centimètres de fil entre cette fixation et la plaque d’acier. Il est précis, tendu… C’est un garçon jouissant d’un self-control extraordinaire.
Le montant métallique de la lourde est large de dix centimètres à peu près. Jess écarte sa plaque d’acier le plus possible de la porte afin de lui donner de l’élan. Puis il la lâche. La plaque heurte la porte avec un bruit sec. Elle reste fixée. Je comprends alors qu’elle était aimantée. Du coup je pige le reste. Grâce à cette installation, le circuit électrique ne peut être interrompu lorsqu’on touche la porte. Seulement, pour placer cette prise de terre, il fallait absolument ne pas toucher à la lourde, L’idée de la flèche de caoutchouc est une trouvaille.
Jess se détourne et fait un signe. Hilary s’annonce, ganté de caoutchouc, avec à la main deux clés bizarroïdes.
Il les fait jouer dans les serrures ; très doucement, et le vantail s’écarte. Le Gros et moi coltinons la caisse à l’intérieur du musée tandis qu’Hildegarde, légère comme une gazelle, va faire le 22 près de la demeure des gardes.
Nous pénétrons dans un vaste hall peint en blanc… À gauche, il y a une sorte de magasin où l’on vend — ô ironie ! — des reproductions… Et puis un tourniquet par où l’on passe après avoir acquitté les droits d’entrée. Nous l’enjambons. Hilary actionne une lampe de poche à verre rouge qui répand une lueur tamisée.
Nous franchissons une porte va-et-vient, puis nous traversons une salle où sont accrochés des dessins de Van Gogh, plus des choses sans importance de gens moins réputés…
Les salles sont en enfilade. À la première, nous faisons une première halte pour décrocher « L’arbre en fleurs », une merveille !
J’ai une nausée à force d’être ému. Pour la première fois de ma garce de vie, j’ai le sentiment de commettre un sacrilège. C’en est un ! La plus grande des profanations… Je manipule la toile que me tend Hilary avec une dévotion absolue… Jess lui remet la reproduction correspondante. Ensuite nous visitons deux autres salles dans lesquelles nous soustrayons encore trois tableaux : « Les oliviers », « La terrasse du café », et « Le facteur d’Arles »…
Maintenant, la caisse est vide. Nous logeons avec d’infinies précautions les chefs-d’œuvre volés et Béru et Jess empoignent chacun une manette de la manne !
Hilary zyeute sa Lip !
— Pressons ! fait-il seulement…
Nous nous rabattons vers l’entrée. L’Anglais rouvre la lourde lentement et la cruelle lumière des casseroles se précipite sur notre poire.
La nuit est lourde, un peu orageuse. Le silence est à peine coupé par les bruissements des insectes qui jouent la joie du monde sur leurs élytres.
Nous apercevons, sur la droite, la mince silhouette d’Hildegarde…
— Plus que dix minutes de battement, déclare Hilary…
Il remplace Jess à l’une des anses après avoir relourdé consciencieusement. C’est encore à Jess de jouer. Il saisit le bout de la flèche entre le pouce et l’index et tire brusquement. La plaque aimantée est décollée. Il n’y a pas eu le moindre bruit. Jess est un crack ! Il arrache le pieu, et tout en se rabattant vers le bois enroule le fil autour de la tige métallique… J’attends Hildegarde qui contourne l’esplanade baignée de lumière.