— Tout a bien marché ? demande-t-elle…
— Au poil !
— Tant mieux, je peux vous avouer maintenant que j’avais le cœur battant.
Et moi donc ! Mais je m’abstiens de lui faire part de mon propre sentiment. Les hommes forts n’ont pas le droit d’avouer leurs faiblesses.
CHAPITRE XII
Je ne crache pas sur l’hécatombe
M’est avis que nous nous sommes réjouis un peu trop vite. Dans la vie c’est commak ; on a les glas-glas, on tremble sur ses fondations pendant des périodes qu’on estime critiques, et puis au moment où l’on se détend, le patacaisse se produit, qui vous cueille à froid.
Comme nous rejoignons les autres, une ombre se dresse brusquement devant nous. Nous prenons la lumière d’une lampe électrique dans la cerise… Je perçois un sourd grognement, très caractéristique et j’avise un gaille près de la silhouette d’homme. C’est ce qui s’appelle un manque de bol du premier degré.
Une voix d’homme nous pose une question à laquelle Hildegarde répond d’une petite voix innocente qui lui ferait décerner la couronne de fleur d’oranger par un jury de mères maquerelles retraitées.
L’homme qui nous intercepte est un des gardiens.
Il nous pousse dans la zone lumineuse. C’est un vieux mironton à cheveux blancs et au visage tout ridé. Lui, c’est Son et Lumière ! Un beau vestige mis en valeur par l’uniforme. Il est grand, pas même voûté, avec un regard clair pas commode.
Hildegarde continue de le baratiner à mort. Sans doute chique-t-elle à l’amoureuse transie qui est venue se faire jardiner le bosquet par un bel étranger (merci pour moi !). Mais le garde paraît aussi sensible à sa faconde qu’une jambe de bois à un sinapisme ! Lui, c’est boulot-boulot ! Trente ans de carrière ! Un pédigrée intouchable avec vue sur le Zuiderzee ! Il nous fait signe de l’escorter jusqu’au poste de garde. Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, la carburation se fait mal ! Si nous nous laissons embarquer par ce détritus à galoches, nous sommes flambés comme des crêpes suzette. Supposons qu’on découvre le vol alors que nous sommes sous la surveillance de messieurs les ceinturons de cuir de vache, on se retrouve dans les geôles de Mme Juliana avant d’avoir compris la théorie d’Einstein sur la relativité du temps.
Alors, qu’est-ce que vous voulez, j’agis. J’agis à la San-Antonio, c’est-à-dire que je me fends d’un crochet au foie capable de perforer une plaque de blindage. Le père Son et Lumière exhale une plainte pareille à celle d’une corne de brume. Il s’écroule en avant. Au passage, je lui tire un uppercut à la mâchoire et il s’endort illico en rêvant à des parterres de tulipes à carreaux écossais.
Seulement votre petit ami a une très moche surprise. L’idiot de cador qui accompagnait le garde est du genre berger allemand pas franco. À peine viens-je de voter des crédits à son maître pour l’achat d’un nouveau râtelier qu’il me bondit dessus et m’empoigne le molletebock gauche. Une douleur aiguë, brûlante, se plante dans ma guitare. Saleté de toutou ! Pour lui faire lâcher prise, c’est midi. Je lui tirerais bien une olive dans l’occiput, mais la détonation ameuterait le restant des archers…
Jamais vu un gaille pareil. Il est patient comme une borne kilométrique. Il m’a filé ses ratiches dans la viande et il serre en se disant que le temps travaille pour lui.
Pour lui faire lâcher prise, je sors mon briquet de ma vague et je lui en mets la flamme sous la truffe. Le cador lâche prise et recule. Mais cette retraite est courte et brève. Le voilà qui revient à la charge, tête baissée, oreilles couchées, regard fou. Heureusement que votre San-Antonio bien-aimé est un gosse à la page. Comme souplesse, je ne crains ni les pompiers de Paris, sapeurs et sans reproche, ni les acrobates du cirque Médrano. Un petit saut en arrière, pur style toréador, le chien, emporté par son élan, me dépasse d’un mètre. Lorsqu’il se retourne, j’ai déjà mon feu à la main. Je le tiens par le canon et j’assaisonne Médor d’un coup à foudroyer un diplodocus adulte.
Ça fait un bruit marrant, un bruit creux, comme lorsqu’on donne un coup de pied, par inadvertance, sur la tranche d’une grosse caisse. Le berger allemand va à dame, la cervelle tellement en compote qu’on la dirait passée au mixer.
— Filons, dis-je à Hildegarde.
La jeune fille n’a pas bronché pendant la séance… Immobile, les bras le long du corps, elle a suivi ce combat étrange de ses yeux tranquilles.
— Vous êtes formidable ! dit-elle.
Mais je me fous de ses compliments comme de ma première culotte bateau.
— Tout à l’heure, la chasse à l’homme va être formidable aussi, réponds-je…
Nous cavalons jusqu’à la voiture. Béru et les deux autres ont déjà chargé les Van Gogh dans mon carrosse. Ils attendent, très inquiets. En deux phrases, on leur explique l’intermède.
— Notre seul espoir, déclare Hilary, c’est qu’on ne découvre pas le vol avant demain après-midi.
Comme ma blessure me fait souffrir, nous décidons de passer chez la mère Van der Plume afin de m’y faire un pansement.
Ensuite, nous nous séparerons… Hildegarde viendra avec Béru et moi dans la chignole, Hilary nous suivra avec Jess.
La mère Porte-plume sirote un genièvre en roulant des gobilles laissant entendre qu’elle s’en est déjà téléphoné plusieurs…
— Venez dans la salle de bains, me dit Hildegarde, je vais m’occuper de votre jambe.
Je la suis. Ce salaud de chien m’a drôlement réparé. Il avait des crocs pointus comme des passe-lacets. Une série de trous violacés constellent mon mollet. Elle les arrose d’alcool, puis m’y cloque une espèce de mercurochrome avant de me bander la jambe…
— Maintenant pressons-nous, dit-elle lorsqu’elle a attaché le pansement.
Nous déhottons…
Comme j’arrive dans la rue bordant Spring-Beauty, j’aperçois Hilary, assis à l’avant de ma guinde. Cette ordure a ouvert la boîte à gants et compulse mon carnet de passage en douane. Mon raisin ne fait qu’un tour, car ma qualité de flic est mentionnée sur la pièce douanière… Vous avouerez que c’est rageant de se laisser démasquer de cette façon idiote ! C’est le grain de sable qui bousille l’engrenage savant ! Un détail ! Une misère ! Et tout est fichu.
Hildegarde est en train de faire ses au-revoir à sa tante, assistée de Bérurier. La vioque a la biture nostalgique. Elle pense à la mort de Tonton, et puis il y a ce départ de Béru-la-Grosseur… Un amant aussi incomparable, dites-moi, ma pauvre dame ! Si c’est pas malheureux. Un gentleman qu’avait des calcifs à fleurs, et des manières si exquises que, comparé à lui, le président du Jockey-club a l’air d’un ramasseur de mégots !
Mais l’instant n’est pas à la poirade. J’ai à faire front à la situation. Et elle évolue, la situation… Tellement vite qu’il faudrait s’appeler Manuel Fangio pour la rattraper.
En m’apercevant, Hilary lâche le carnet de passage et saute de la voiture… Il glisse une main à sa poche pour choper sa pétoire… Mais le San-Antonio, malgré sa blessure au mollet, est toujours le plus prompt ! San-Antonio lave plus blanc, toutes les publicités vous le diront. En moins de temps qu’il n’en faut à un vieillard pour devenir octogénaire le jour de ses quatre-vingts ans, je lui fonce dans la caisse, tête baissée. C’est tellement rapide, tellement violent, qu’il fait un saut de deux mètres et s’affale sur le mince trottoir…