Lorsque je reviens à la réalité, j’ai en face de moi une vache qui me sourit en passant sa langue écailleuse sur ses dents jaunes. À première vue, je me crois face à face avec Bérurier ; mais à deuxième vue je pige qu’il n’en est rien puisque le vrai Béru ronfle comme un incendie de forêt à l’arrière alors que son sosie est devant le pare-brise.
Je passe une main par la portière.
— Allez coucher ! fais-je au ruminant.
Docile, la bête à cornes s’éloigne après un hochement de tête.
L’air frais de la campagne environnante me ravigote. Je regarde mes compagnons de voyage. Ils continuent d’en concasser. Un coup d’œil à ma montre m’apprend qu’il est neuf heures moins dix. Le Gros avait raison, je me sens réparé, à l’exception de ma jambe endolorie qui est ankylosée…
Cette fois je n’ai pas de mal à réveiller Hildegarde. Elle se frotte les yeux.
— Où sommes-nous ? demande-t-elle.
— En Belgique, entre Anvers et Bruxelles.
— Oh oui, vous m’avez dit que nous avions franchi la frontière, mais je n’ai pas eu la force de me réveiller… Je ne sais pas pourquoi j’ai dormi à ce point !
— Rien d’étonnant, Hilde ! Nous avons eu une nuit chargée ! Et puis la voiture, ça berce…
— Et les autres ?
— Ils ont filé devant… Je ne les ai plus revus depuis la frontière…
Elle paraît troublée.
— Vous avez pris rendez-vous avec eux ?
— Pas du tout… Lorsque nous avons quitté Otterlo je les ai rattrapés sur l’autoroute. Hilary m’a fait signe de passer devant comme convenu… Et puis, après la frontière, c’est lui qui m’a doublé… Peut-être pensait-il que j’allais le suivre, mais j’ai pris le coup de pompe…
Hildegarde secoue la tête.
— C’est curieux…
— Bast, fais-je, léger, nous les retrouverons bien à Paris, pas vrai, chérie ?
Elle ne pipe mot !
Le Gros qui rêve pousse un gémissement. Il rouvre les yeux et nous défrime avec horreur comme si nous étions deux furoncles arrivés à terme.
— Qu’est-ce qui te prend, Enflure ? je lui demande.
— Je rêvais, rétorque le tendre poète…
— Tu rêvais de qui ?
— Tu le sais bien, minaude cette excroissance de chair. Tu le sais bien.
Il écrase un pleur discret, bâille, se mouche, se gratte furieusement l’entre-jambe, comme pour semer la panique chez les pensionnaires, puis, revenant au prosaïque, demande :
— Si on allait casser une graine, sur le pouce ?
QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE XIV
Descente au Riche
Paris a mis sa robe d’été pour nous accueillir, comme l’écrirait ma consœur George Sand. Il y a du soleil sur la ville et dans les cœurs. La joie pétille comme un feu de sarments. Malgré tes sarments, tes promesses ! On se sent bien. Béru en est réconforté. La proximité des zincs, le muscadet, l’andouillette pannée lui font déjà oublier la mère Van der Plume ! Oh ! Ingratitude humaine. Le temps sème l’oubli dans nos cœurs, comme le Gros sème les boutons de sa braguette.
Je contourne notre chère capitale et j’atterris à Saint-Cloud dans mon coquet pavillon de meulière aux volets verts…
Félicie est justement à la fenêtre, occupée à battre un tapis qui n’a rien fait de mal pourtant. En me voyant, elle pousse une exclamation et quitte l’encadrement en oubliant le Kairouan sur la barre d’appui.
Je cours à son avance et, en l’embrassant, je lui chuchote :
— Attention, m’man, je ne suis pas de la poule ! Je suis un truand !
Félicie a beau être du siècle dernier, elle pige tout à demi-mot.
C’est ce qu’il y a d’impec avec elle.
Présentations. Les deux femmes se serrent la main en se jetant ce regard particulier qu’échangent toujours deux femmes, la première fois qu’elles se rencontrent, quels que soient leur âge et leur condition sociale.
C’est l’heure du déjeuner. Ma brave femme de mère a toujours des ressources alimentaires insoupçonnables. Elle a tôt fait de nous confectionner un de ces repas qui comptent dans l’existence d’un foie.
Le Gros se cale les joues consciencieusement en donnant à Félicie la recette des testicules de veau Princesse ! Une merveille, d’après lui…
Hildegarde paraît un peu désemparée.
— Je ne comprends pas que nous n’ayons pas revu Hilary, fait-elle soudain après avoir trempé ses lèvres dans son glass de Juliénas.
J’attendais cette question depuis un bon bout de moment. Et je me suis à l’avance composé une attitude ad hoc.
— Peut-être a-t-il eu peur d’arriver en retard à son rendez-vous avec l’acheteur ?
— Oui, peut-être… Pourtant il nous aurait prévenus… Cette fugue ne lui ressemble pas…
Je feins d’être aussi troublé qu’elle. Le Gros juge opportun de ramener sa fraise.
— J’oubliais, fait-il avec l’air innocent d’un marchand de bagnole qui vous fourgue une Trèfle en vous affirmant que c’est une Cadillac grand sport !
Que va-t-elle balancer comme turpitude, cette protubérance vineuse ?
Les trompes d’Eustache flétries par l’appréhension, j’attends…
— Cette nuit, dit-il, avant qu’on déhote, Hilary m’a causé… J’étais en train de libérer ma vessie, je vous demande pardon, mesdames, contre la haie de chez vot’ tante… Et il me lance comme ça : « Vous direz aux autres qu’on passera devant dès que nous aurons franchi la frontière… Il faut que je contacte qui vous savez… »
Il a l’air franc comme trois douzaines de Judas.
— Bougre d’âne ! m’exclamé-je, avec une sincérité qui ne trompe pas le Gros, pourquoi n’as-tu rien dit ?
— Plus pensé… Après je me suis z’endormi !
L’incendie est clos.
— Où devons-nous retrouver Hilary ? m’enquiers-je.
Hildegarde est toute rêveuse. Pourvu que le doute ne s’insinue pas dans sa petite tête jolie !
— Je n’en sais fichtre rien, répond-elle.
Décidément, les gars, ça bifurque, mon truc ! Qu’est-ce que je vais branler, moi, avec ma caisse de reproductions et ma pin-up ? On ne va pas rester cent dix ans commak, à becqueter la cuistance de Félicie ! Faut s’occuper du reclassement des valeurs. Je pourrais accrocher les reproductions contre mes murs et flanquer la souris dans mon lit, notez bien, mais la seconde partie du programme ne me plaît qu’à moitié, because j’ai juré de me marida le plus tard possible, et ce avec une personne qui réunira toutes les qualités, c’est-à-dire avec quelqu’un d’introuvable !
Donc nous sommes dans une impasse… Et s’il y a une chose dont j’ai horreur, après les poireaux en salade, c’est bien des impasses !
— Sapristi, dis-je, mais il faut faire quelque chose pour retrouver Hilary… Il disait hier que l’acheteur était pressé ; on risque de voir fiarder l’affaire… Vous ne connaissez pas cet acheteur ?
— Absolument pas, tout a été mis au point par Tonton et Hilary…
Je me gratte le crâne.
— Voilà qui est ridicule…
— Il leur est peut-être arrivé un accident ? suggère le Gros en finissant la bouteille.
— On aurait vu des traces, puisqu’ils nous précédaient…
— C’est vrai, convient le mahousse ; à moins qu’ils aient pris une autre route ?
— Toujours est-il que nous sommes coupés d’eux, lamenté-je…
À force de chiquer au mec désolé, je finis par vraiment croire que cette séparation me détruit ! C’est bon, ça : toujours se foutre dans la peau du personnage, ne l’oubliez jamais ! On a alors une conception différente des choses, on les pense « en situation », vous comprenez ? Oui, c’est au poil d’éléphant blanc !