Je frappe brusquement la table de mon poing aguerri.
— Voyons, Hilde, lorsque Hilary vient à Paris, à quel hôtel descend-il ?
Elle réfléchit.
— Au Riche !
— Vous en êtes sûre ?
— Oui, oui !
— Mais alors, il n’y a pas de raison pour qu’il n’y soit pas descendu aujourd’hui…
— C’est vrai, reconnaît-elle. Vous devriez téléphoner.
Pour la rassurer, et aussi à cause de quelque chose qui me trottine dans la rotonde, je passe un coup de grelot à l’Hôtel Riche pour demander si un M. Hilary s’y trouve.
On me répond que non. Chose qui, vous en conviendrez, n’est pas faite pour me surprendre, étant donné que le brave Hilary est, à l’heure où je vous cause, plus mort que Ramsès II.
Mais en raccrochant, je mime le type qui vient d’avoir une idée susceptible de bouleverser la face du monde en général, et celle de sa concierge en particulier.
— Hildegarde ! Je crois avoir trouvé.
— Je vous écoute…
Elle devient régence, la petite Hollando-germanique ! Peut-être à cause de Félicie dont les cheveux blancs et les manières calmes intimident.
— Lorsque Hilary a pris contact avec l’acheteur, il a dû donner à celui-ci son adresse au Riche pendant les transactions ?
— Alors ?
— Alors descendons au Riche sous le nom d’Hilary, pour le cas où il serait arrivé en effet un accident à notre ami… L’acheteur le contactera peut-être ?
Elle s’illumine comme un 24 décembre !
— Mais c’est une magnifique idée ! exulte la jouvencelle ! Excellente !
— Nous laisserons la marchandise ici, décrété-je… Car j’ai un peu les chocotes qu’elle visionne le contenu de la caisse… Ce sera plus prudent. Elle sera en sécurité sous la surveillance de mon camarade.
Béru fronce ses sourcils mités.
— Dis voir, murmure-t-il ; j’aimerais bien aller embrasser ma nana. Tu sais ce que c’est, quand on reste loin de chez soi ? Loin des yeux, loin du cœur… Après, y a toute une période de réadaptation qui se fait. La vie commune devient difficile à reprendre en marche. C’est comme le gars qui fait le saut de la mort à moto, s’il réduit les gaz il se casse la gueule ; n’est-ce pas, chère madame ? demande-t-il à Félicie…
Je lui administre une bourrade, ce qui vaut mieux qu’administrer les derniers sacrements.
— Laisse flotter les rubans, Gros… Tu la reverras bien assez tôt, ta baleine !
— Oh ! voyons, Antoine, proteste m’man, en réprimant le plus possible le grand rire qui lui retrousse les lèvres…
Sur ces bonnes paroles, aidé du Gros, je descends de l’auto la caisse de Van Gogh et je la remise dans le réduit aux balais.
Après quoi, je quitte le bercail, Hildegarde à mon côté…
L’hôtel Riche ressemble à un musée, en moins gai. Il est bourré de meubles de style authentique qui vous donnent l’impression d’avoir rancard chez louis XV !
Je vais à la réception où un monsieur chauve comme ma montre me salue courtoisement en me demandant ce que je désire.
— Une chambre, fais-je… Je suis M. Hilary !
Le mec ouvre des gobilles grosses comme des mandarines.
— M. Hilary, fait-il… Mais…
— Mais quoi ! dis-je en lui colloquant sous le pif ma carte de police.
Ce qu’il y a de chouette avec ces gens de grands hôtels, c’est qu’ils ont un self-control à toute épreuve et qu’ils pigent très vite la situation.
— Oh ! Parfaitement, dit-il…
Il nous alloue le 275.
— Il se pourrait qu’on me demande, dis-je. S’il en était ainsi passez-moi immédiatement la communication.
— Mais certainement, monsieur Hilary, rétorque le chevelu en retraite…
Cette vache appuie sur Hilary, comme pour bien me faire entendre que le moment lui paraît judicieux pour l’octroi d’un pourliche.
Je me fends de deux laxatifs. On va encore ruer dans les brancards en haut lieu lorsque je présenterai ma note de frais ! L’hôtel Riche ! Vous pensez… Ces messieurs nous accordent des subventions pour l’hôtel du Pou nerveux, mais quand on se met à investir les palaces, ils gueulent aux petits pois comme s’ils y allaient de leur crapaud !
Je m’apprête à suivre le groom qui s’est emparé de nos valises, mais le réceptionnaire me rappelle.
— Oh ! Monsieur Hilary…
Il tient une note à la main. L’homme chauve sourit.
— À propos de téléphone : on vous a déjà appelé.
Natürlich… C’est bibi tout à l’heure…
— Deux fois, complète-t-il.
Alors là, mon âme noble fait sa petite poussée de vanité… J’ai eu une riche idée en descendant ici… Si j’en crois mon médius, il ne se passera pas longtemps avant que j’aie du nouveau !
Pendant cette brève scène, Hildegarde mate les vitrines du hall… Celles-ci sont garnies par les soins éclairés au néon des grands couturiers, des parfumeurs et autres bijoutiers…
— Il faut que je m’achète du parfum, fait-elle.
Il faut ! C’est inouï ce que les femmes ont la science du futile. Il faut qu’elles achètent du parfum, comme si c’était là une nécessité urgente ! Et comme si leur parfum naturel ne suffisait pas à nous chavirer.
Je saute sur l’occase.
— Je monte déballer les valises, chérie, fais tes emplettes !
Vous comprenez, les z’enfants, j’aimerais tout de même pouvoir mettre le Vieux au courant de l’affaire dont c’est au sujet de quoi il m’a chargé… C’est la moindre des politesses. Il doit nous croire perdus, Béru et moi ! Il mijote peut-être d’envoyer une caravane de secours avec hélicoptère, coléoptères et tout, à notre recherche.
Je m’engouffre dans l’ascenseur sans attendre la réaction d’Hildegarde.
Une fois dans la piaule (un compromis entre Louis XV et son petit-fils) je pousse la targette et me rue au bigophone en réclamant le numéro du boss.
Je l’obtiens illico.
— À la bonne heure ! exulte-t-il en reconnaissant ma voix. Je commençais à…
Je ne le laisse pas finir, car je n’ai pas le temps de le laisser se vider de ses chères formules.
— Excusez-moi, Boss, je n’ai qu’une minute…
Et je lui dévide mon boniment en termes mesurés au millimètre près.
Lorsque j’ai achevé, il me dit que j’ai bien fait, que cette affure est très intéressante et qu’il faut absolument que je démasque le riche maniaque qui commandite des équipées pareilles !
Ayant obtenu sa bénédiction, je raccroche et vais retirer le verrou…
Deux minutes plus tard, Hildegarde se pointe, nantie d’un flacon biseauté modestement intitulé « Ferveur de mes nuits ».
Je me jette tout fringué sur le paddock capitonné. Il fait bon se relaxer — même sur du Louis XV — après une noye semblable…
Hilde se déloque complètement et je l’entends qui fait couler un bain… Lorsqu’elle revient de s’ablutionner, je pionce à demi. Elle s’étend, toute fraîche et parfumée, contre moi… J’ai la force de masser délicatement ces proéminences qui lui ôtent toute ressemblance avec une planche à repasser.
J’aimerais bien lui faire le coup du « Chef de gare en folie » un truc d’un genre entièrement nouveau, breveté par la S.N.C.F. ; mais je suis trop vanné décidément…
Je m’engloutis lentement dans une onde suave, en étreignant l’académie d’Hildegarde, qui, sous mes doigts avides, me semble être l’Académie des Sciences-Peau. !