— Quelque chose m’échappe, fit-elle.
— Oui, dis-je : la fortune !
— Je parle d’autre chose. Le rôle que vous avez joué. Tandis que j’étais censée dormir, d’un sommeil artificiel, vous êtes retourné au musée, le gros homme et vous. J’ai cru que c’était pour vous emparer d’autres toiles… Mais, en venant chercher celles qui sont ici, j’ai vu qu’il s’agissait des reproductions… Donc, vous êtes allé remettre les vraies à leur place ?
— Exact !
— Quel intérêt ?
Je souris. Le moment est venu de montrer ma carte une fois de plus. Je suis obligé de me la faire refaire tous les mois, tant elle est usée par la manutention.
— Police, miss Hildegarde…
Pour lui montrer quel homme époustouflant je suis, je lui relate l’affaire en la prenant par le commencement…
À peine en ai-je terminé que le Gros paraît, la hure magnifiquement enturbannée. On croirait le maharadja de Kelbyila.
— On y va ! fait-il…
Ce disant, il file une mornifle vengeresse à Hildegarde…
— On y va, acquiescé-je, aide-moi seulement à coltiner la caisse de tableaux dans ma chignole…
— Encore !
— Oui… Je vais te larguer chez mon toubib, le docteur César Ryenne, un as du ski nautique ! Ensuite je dépose miss Assommoir à la cabane matuche, et puis après…
— Et puis après ? questionne le Gros.
— Eh bien, après, ma grosse tirelire, j’irai livrer les tableaux !
— À qui ?
— À celui qui paie pour les avoir, pardine !
Lorsque j’ai débarqué le Gros avec sa coupole fendue chez mon docteur, puis la môme Hilde à la permanence de la Grande Crèche, je passe un coup de tube aux services de la navigation, fluviale.
— Ici police, y a-t-il en ce moment à Paris un yacht battant pavillon argentin ? demandé-je au préposé de garde.
Parce qu’au fond, voyez-vous, je pense que le señor Alvarez n’avait aucune raison d’inventer cette histoire de yacht. Il m’a certes donné une explication bidon lorsque je lui ai demandé où nous allions, mais en la basant sur une vérité qui lui est venue aux lèvres spontanément.
Un instant s’écoule. Le fonctionnaire de la navigation feuillette un registre.
— Parfaitement, dit-il… Il y a en ce moment le Rio Grande, accosté entre le pont Alexandre III et le pont de la Concorde… Rive droite !
— Le nom du propriétaire, je vous prie ?
— Manuelo Compico !
— Merci !
Je raccroche. En route ! Je vais lui refiler les reproductions, à l’Argentin… Et en profiter pour lui dire deux mots…
CHAPITRE XVII
Épilogue… puisqu’il en faut un !
— Le señor Compico, s’il vous plaît ? demandé-je à un matelot à maillot blanc, dont les bras sont couleur d’ambre et le sourire patronné par Colgate.
— Il esté à dinato in Paris… Mais ne va pas tardata…
— O.K… J’ai quelque chose pour lui dans ma voiture… Pouvez-vous m’aider à le charrier à bord ?
Il fait un signe affirmatif et me suit. Nous grimpons la caisse sur le barlu, un yacht ravissant, ripoliné, peau-de-chamoisiné, briqué, lavé, ignifugé…
On porte la caisse dans le bar. Un endroit exquis, vraiment. C’est beau d’avoir la grosse galette…
— Have a drink ? me demande un officier alerté par le matelot.
— Yes, volontiers…
Il me désigne le comptoir d’acajou en m’indiquant que je peux me servir… Ce que je fais sans plus attendre, car une occase de lichetrogner du vrai Bourbon à l’œil ne se laisse pas passer !
— Quoi avez vous livré ? demande-t-il…
— Des tableaux, fais-je.
Il hoche la tête.
— Je vois. C’est sans doute pour la señorita…
Il s’éclipse et revient en poussant une jeune fille dans un fauteuil à roulettes.
Que je vous raconte la demoiselle.
Elle a dix-huit ans au plus, mais avec un air de vieille rabougrie. Ses grands yeux noirs sont emplis d’une infinie tristesse… Ses jambes détruites par la cruelle maladie sont grosses comme des dents de fourchette. Elle a la poitrine creuse, des joues caves, le nez pincé, le teint blafard… M’est avis que cette pauvre gosse ne deviendra jamais centenaire !
— C’est mes peintures ? demande-t-elle dans un français convenable.
Son regard fané brille de convoitise… J’ouvre la caisse et prends un tableau que je lui présente… Elle a l’air extasié… Elle se met à pousser des exclamations enthousiastes, des cris, des glapissements…
Je lui présente une autre toile… Alors son sourire disparaît.
— Non ! Non ! fait-elle.
Crotte bavaroise ! Ce n’est pas celle qu’elle voulait !
— Reproduction ! dit-elle.
Dites, elle a le grain, la petite Argentine ! On ne la lui fait pas.
Je lui montre une autre toile…
Même mimique…
— Reproduction ! Reproduction !
Kif-kif pour la quatrième… Il n’y a que la première qui a raison de sa sagacité. Il faut dire que pour celle-là, Van Knossen s’est surpassé. Van Gogh lui-même s’y serait trompé…
Elle y revient, à ce premier tableau… Elle le cajole, le caresse, joint les mains devant lui… Elle est fervente, transportée… J’en ai les larmes aux yeux. D’un coup, je comprends que la fortune n’est au fond pas grand-chose… Le señor Compico n’est qu’un pauvre bougre de père meurtri prêt à toutes les folies pour apporter un peu de joie à son enfant martyre… Il doit guetter ses caprices pour le seul plaisir de les satisfaire…
Bouleversé, je quitte le bord, sans un mot pour la gosse en transes devant sa toile.
Je voulais faire la leçon à Compico… Lui dire qu’il y a des limites aux œuvres pies… Mais à quoi bon m’escrimer à prêcher cet homme ? Il est sourd à toute raison… Que lui importe que cinq personnes soient mortes à cause de ce désir insensé de sa fille infirme…
En regagnant ma bagnole, je murmure : cinq personnes ? Le chiffre me paraît bâtard… Knossen est mort à cause de l’affaire, ainsi qu’Hilary, Jess et Alvarez… Mais Mme Knossen, qui s’est gavée de gardénal ? Pourquoi…
Les paroles pleurnichées par la mère Van der Plume me reviennent en mémoire… Cornélia s’était battue pendant la guerre… C’était une patriote ! À Paris, elle a dû comprendre que ce vol extravagant était une grave mutilation causée à son pays… Elle n’avait pu supporter l’idée d’aider à piller le patrimoine artistique (comme dirait le Vieux) de la Hollande… Oui, pourquoi pas ? Ça me paraît une raison valable… Alors elle est bien morte de l’affaire, elle aussi… J’avais raison : cinq personnes !
Je regagne Saint-Cloud à petite allure après avoir traversé le bois de Boulogne plein de soupirs.
En arrivant devant chez moi, j’aperçois la Chambord. Tout à l’heure, nous avons pris ma bagnole et sommes sortis par la porte du garage, j’ai totalement oublié le petit chauffeur…
Il est là, les mains liées à son volant, pionçant contre sa vitre… Après tout, une nuit de réflexion ne lui fera pas de mal. Je le laisse mijoter dans sa bagnole… Il sera temps d’appeler les collègues demain…
Félicie s’est remise de ses émotions et commence à oublier sa potiche brisée. D’autant plus que les morceaux sont entiers et qu’avec Soudegrès on arrive à faire des miracles lorsque, comme elle, on possède des doigts de fée.
Je l’embrasse très fort…
— Tu ne peux pas savoir ce que je suis content de retrouver ma maison, M’man, on est si bien près de toi !