— Tu ne vas pas rouscailler pour une sèche, monsieur Cacao ! ronchonne-t-il.
Le Hollandais hausse les épaules et empoche son bien.
— Emmène-le, ordonne Salmons à son subordonné.
L’autre obtempère. Le veuf en puissance sort, convoyé par le Corse. Illico l’atmosphère se détend.
— Comment va Germaine ? demande Béru en décortiquant la cigarette volée pour récupérer le tabac qu’elle recèle.
— Très bien, et chez toi ?
— Très bien, et le boulot ?
— Très bien, et toi ?
— Merci, ça va, et toi ?
— Moi aussi, je ne me plains pas. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus.
— Oui, ça fait longtemps…
— Tu changes pas.
— Ni toi !
Ayant échangé ces choses auxquelles je n’ôte pas une syllabe afin de laisser transparaître toute leur importance, Béru explique qu’il y a à cinquante mètres d’ici un établissement où l’on vend des boissons fermentées et auquel il aimerait apporter sa clientèle.
Salmons se lève, tout de suite d’accord.
Je l’imite. À cet instant j’aperçois, sur le parquet, la feuille de papier à cigarettes déchiquetée par l’ongle assassin du Gros. Je la ramasse, car elle comporte quelque chose de bizarre. Et ce quelque chose, c’est une ligne d’écriture rédigée à l’encre de Chine avec une plume très fine. Je l’examine. Je lis ceci : Spring Beauty Otterlo 21/4.
— Tu viens, grogne le Gros qui est déjà près de la porte avec son pote.
— Un instant, fais-je.
Salmons se rapproche, intrigué.
— Qu’y a-t-il ?
— Regardez la feuille de papier à cigarettes du type…
Je lui tends le mince rectangle de papier. Le commissaire l’examine et fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ma foi, ça m’a tout l’air d’être un message, non ?
— Bizarre, non ?
— Très…
À son tour, le Gros bigle ma trouvaille.
— Ce serait pas un espion, ce gnasse ?
— N’allons pas si vite en besogne, fais-je. Mais j’avoue que j’aimerais bien l’interroger et regarder ses autres cigarettes…
Salmons me connaît de réputation. Il sait que je suis l’as des as ; comme qui dirait le superman de la police. Mes désirs sont donc des ordres. (Un peu de modestie ne fait pas de mal de temps en temps).
Il ouvre la porte et crie à la cantonade :
— Dites à Stefani de ramener le Hollandais en vitesse !
Puis il essuie ses lunettes avec un mouchoir gris, marqué de ses initiales en caractères d’affiche.
Le Gros exulte.
— Dis, j’ai pas le nez creux, San-A. ?
T’avoueras, non ? Ah ! tu sais, le gros Bérurier, avec son air c… et sa vue basse !
— T’as pas la vue tellement basse, objecté-je, mi-figue mi-raisin.
Il en faut plus pour atténuer son enthousiasme débordant.
— Rigole tant que tu voudras, gars, mais je sais très bien que j’ai un radar sous mon chapeau…
— T’en as même deux et ils sont en forme de cornes !
Salmons éclate d’un rire policier, tout en canines. Et sur cette saillie, comme dirait Ferdinand le taureau, Stefani fait sa réapparition avec Van Knossen.
À peine le Hollandais est-il dans le burlingue que le Gros lui bondit sur le poil. Il lui chope la cravate et la tord en mugissant :
— Tu vas parler, espèce d’endoffé !
L’interpellé peut faire un tas de choses, sauf précisément parler à cet instant, son antagoniste le strangulant proprement.
— Tu vas lui faire sauter le larynx, avertisse en glissant ma main de pianiste dans la poche du zig pour lui chouraver son étui à cigarettes.
J’ouvre la boîte d’argent. Je m’empare d’une sèche. D’un coup de lime à ongles, je l’éventre. Le même message est écrit à l’intérieur de la feuille de papier.
Spring Beauty Otterlo 21/4.
Le Hollandais, qui se remet de son émotion dans le fauteuil en massant délicatement son cou meurtri, blêmit affreusement. Posément, je vérifie les autres cigarettes. Je trouve sur toutes (huit en tout) le fameux message.
Il se fait alors un grand silence. À tout hasard, Béru quitte sa veste et retrousse ses manches pour avoir la liberté de ses mouvements et pour pouvoir développer ses arguments.
Comme, tout de même, nous sommes dans le bureau d’un officier de police, je laisse à celui-ci le soin d’engager l’action.
Salmons ajuste ses lunettes sur son nez en ergot de coq.
— Monsieur Van Knossen, je vous prie de vous expliquer sur la signification de ces cigarettes…
L’homme secoue la tête.
— C’est le… le marque !
— La marque ?
— Ja !
— Tu débloques, fiston ! gueule Bérurier en lui alignant une torgnole sur la pommette.
Le Hollandais perd de sa superbe. Sa peau se colore. Il n’en mène pas large.
— Il ne s’agit pas de la marque, affirmé-je. D’abord, ce texte n’est pas celui d’une publicité ; ensuite cela ne rimerait à rien qu’il soit rédigé à l’intérieur de la cigarette puisque personne ne pourrait le lire ; enfin il est écrit à la main, et ce serait un procédé coûteux de diffusion.
Nouveau silence, coupé par le bruit sourd que fait le poing du Gros martelant le creux de son autre main.
— Alors ? grince Salmons.
Il jubile, le collègue. Il flaire la grosse affaire. Ce n’est pas un épousicide qu’il a appréhendé, Salmons, c’est peut-être mieux, beaucoup mieux !
CHAPITRE III
Un remède pour les bavards !
Le Hollandais a l’air très embêté du monsieur qui se serait assis sur une fourmilière après s’être roulé dans un pot de miel. Ses yeux expriment une infinie détresse qui, pourtant, n’affecte aucunement Bérurier.
Le Gros, je le comprends, n’a qu’une idée : faire respirer sa livre et demie de cartilages à Van Knossen.
— Si ce zigoto parle pas illico, grogne-t-il, je lui mets ma patate des dimanches dans le tarin !
Salmons pointe un index rectiligne sur la poitrine du quasi-veuf.
— Dites-nous la vérité !
— Je ne parlerai pas sans voir un avocat et mon consul !
Béru lui file une cacahuète à la tempe gauche.
— Voilà ton avocat ! annonce-t-il.
Il lui en met une deuxième à la tempe droite.
— Et puis v’là ton consul !
Le Van Truquemuche devient d’un rouge bifteck intéressant.
Il serre les dents pendant qu’il lui en reste et regarde Béru sans aménité.
M’est avis qu’il sera duraille à amadouer, ce brave garçon. C’est le genre de type incertain qui a des accouchements périlleux. Avec ça, un self-control déroutant. Il se sent protégé par sa qualité d’étranger, vous comprenez ? Il croit que son consul va nous coller les jetons et le sortira de l’auberge…
Bérurier est dans tous ses états. Je ne l’ai jamais vu commak. Probable que l’inaction lui pesait.
— Si tu causes pas, mon bonhomme, dit-il au Hollandais, je vais t’envoyer rejoindre ta bergère à l’hosto, rayon des urgences. La frime en accident de chemin de fer, c’est promis. Et je te porterai des infusions de châtaignes ! Tu dois être bath, dans un lit avec de la fièvre… Je te vois…
Il s’excite en parlant et, joignant le geste à la menteuse, il assaisonne le gars… Une stalactite lui pend du nez… Il l’essuie d’un revers de coude.
C’est alors qu’il se passe quelque chose. Et vraiment c’est tellement inattendu que nous n’avons pas le temps de réagir.