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— Qu’est-ce que t’as l’air d’insinuer ?

Nous longeons un canal au bord duquel quelques vieux Hollandais pèchent à la ligne.

Ça met le Gros en renaud.

— Quand je pense qu’à cause de cette histoire je vais rater, demain, l’ouverture… J’ai mes lignes de préparées, tout ! J’ai mis des rustines sur les trous de mes bottes… J’ai réparé mon panier… Enfin, ma bonne femme ira seule avec le coiffeur. C’est fou ce qu’elle aime pêcher, cette gosse…

Il écrase un pleur bien venu. Moi je me gondole, comme un Vénitien, because l’épithète de gosse décernée à cette grosse vache de mère Bérurier. Le Gros aime sa baleine, ça se discute pas et c’est bien ainsi. Elle pèse dix quintaux, elle a de la moustache, elle le trompe, elle le bat, mais il s’en ressent pour elle… Comme le dit si justement ma brave Félicie, « chaque marmite trouve son couvercle ». Le jour où je trouverai le mien, moi, faudra qu’il se visse comme sur les marmites norvégiennes. Mais depuis le temps que j’en essaie, des couvercles, je commence à croire que je n’en adopterai jamais définitivement un. Je suis trop indépendant, quoi !

Et puis je pratique un métier qui tue le mariage. Toujours parti, c’est mauvais… Pendant ce temps la bonne femme se fait tartir au foyer ; et quand une dame se pèle l’haricot, elle devient bigrement vulnérable. Dites-vous bien que tous les adultères féminins ont l’ennui pour point de départ.

— Tiens, enchaîne le Gros après un silence qui lui a permis d’étancher son émotion, la dernière fois qu’on est allé pêcher, tous les trois, c’était vers Conflans-Sainte-Honorine… Ma bourgeoise avait fait dix-huit ablettes dont une de deux cent vingt-cinq grammes ! Ah ! c’est quelqu’un…

Cet hommage rendu à l’absente, il se rassérène parce que nous passons devant une demoiselle occupée à remettre la chaîne de son vélo. Elle est dans une position accroupie qui permet au Gros une perspective plongeante vers des régions agrémentées de dentelles, où la main de l’homme n’a encore jamais mis le doigt.

— Moi je les trouve mignonnes, les Hollandaises, pas toi ?

— Il y en a…

— Elles sont robustes, saines, pures, récite Béru en veine d’enthousiasme…

— Elles ont…

Je le pousse du coude.

— Quand tu fais des phrases, Gros, t’occupe pas des adjectifs, c’est pas ton rayon !

Il ôte son chapeau, se recoiffe de sa main en râteau, et murmure :

— Y a des moments, San-A., où je me dis qu’à mon âge il me faudrait une jeune aventure avec une jeunesse… L’opération coup de fouet, quoi, comme sur la quatre chevaux !

L’illusion est fortement ancrée dans le cœur de l’homme ! Une jeunesse, Béru ! Qui est-ce qui voudrait de cet énorme tas de graisse cradingue, ventru, puant la vinasse ?

Je l’imagine roucoulant ses balourdises à une pure adolescente au regard de lumière.

Puis l’emmenant boire un muscadet au troquet du coin en lui racontant la dernière de Marius et Olive !

Je ralentis car nous entrons dans les faubourgs d’Amsterdam. C’est plein de beaux buildings, nets et propres… Je bigle des panneaux indiquant le Centrum… Je commence à essuyer le coup de pompe. Depuis le matin, nous roulons et c’est moi qui ai conduit tout le long… Une petite halte à Bruxelles, c’est tout…

— Vois-tu, dit Bérurier, le Vieux est ce qu’il est, il a son caractère… Mais c’est un type passionné. C’est formide tout de même qu’il nous envoie officieusement enquêter dans un pays étranger avec des éléments aussi minces…

— Tu parles d’or, Gros, c’est en effet un homme qui prend ses responsabilités…

— Quel est le programme ?

— D’abord trouver un hôtel digne de toi… Ensuite enquêter sur ces Van Knossen…

Nous nous installons non loin de la gare, dans un établissement confortable. La tenue du Gros inquiète un peu les gens de la réception, mais mon élégance naturelle compense sa mise négligée et on nous accepte…

Il est sept plombes, une lumière mauve souligne les contours des maisons… Les rues sont pleines de gens à bicyclette. Des bateaux de plaisance ronronnent sur des canaux… La Venise du Nord est une très belle ville, un peu mélancolique à cause de toute cette flotte qui la tronçonne, et surtout à cause de ces immeubles anciens, étroits, aux frontons découpés…

Nous flânons un instant, le long des quais interminables où des arbres chétifs se reflètent dans l’eau lente, lui donnent sa couleur verdâtre.

Le chapeau rejeté en arrière, les mains dans les vagues, Bérurier s’ouvre à cette nostalgie romantique.

Je le vois sonder la flotte des canaux avec des yeux de poète en gésine.

— Tu te récites du Lamartine ? je demande, prenant le risque de troubler sa méditation.

— Non, fait-il, j’étais en train de me demander s’il y avait de la perche là-dedans !

Décidément c’est moi qui poétisais.

— Viens croquer, décidé-je…

Nous nous rabattons sur un restaurant joyeux comme la salle d’attente d’une gare de province après le départ du premier train. Le loufiat cause français. Il nous recommande l’anguille au bleu et le veau à la française… Nous lui faisons confiance, téméraires en diable…

Un orchestre juché sur une estrade, et composé de trois musicos en smocks flétris, distille des airs à la mode. Beaucoup de scies françaises.

Nous jaffons sans parler, après quoi je demande au garçon l’Oudezijds Achterburgwal. Il me considère d’un drôle d’air et son regard se fait rigolard…

— C’est loin d’ici, dit-il. Vous devriez prendre taxi pour aller…

Ce conseil me paraît assez pertinent.

Je vois la même expression « entendue » sur la bouille du chauffeur de taxi. Il nous charge après avoir hoché la tête et nous pilote à travers la ville illuminée. Nous franchissons une quantité extravagante de ponts, puis il emprunte un quai et le suit sur une certaine distance.

— Ici ! fait-il tout à coup après avoir freiné à douze centimètres du canal.

Nous déhottons. Je remarque tout de suite que l’endroit est assez sombre et très populeux.

Troisième remarque enregistrée par mon regard d’aigle : la foule est uniquement masculine. Ces hommes vont, nonchalamment, en regardant les façades des immeubles de guingois. Je les imite et je pousse le Gros du coude. Ce que nous apercevons est assez extraordinaire pour être rapporté dans un ouvrage de cette envergure. Les quais sont bordés de petites vitrines pourvues de rideaux, derrière lesquelles sont assises des dames assez légèrement vêtues qui dédient aux passants des sourires de masque. Elles occupent des petits studios douillets ressemblant à des vitrines de chez M. Lévitan. Ces personnes font ce qu’on appelle le commerce de leur corps. Un perron de quelques marches donne accès à leur porte. Parfois, un passant se décide, gravit l’escalier sans regarder personne et pénètre à l’intérieur de l’immeuble. Alors la dame en montre se lève, et tire d’épais rideaux afin de soustraire à la curiosité publique les ébats du quidam…

Béru n’en revient pas.

— Tu te rends compte ! fait-il… Non, mais, tu te rends compte d’un trafic…

Il me pousse du coude.

— On fait un peu de lèche-vitrines, San-A. ?

Comment lui refuser cela ? D’ailleurs, le spectacle vaut le dérangement. Maintenant je comprends le petit sourire en coin du garçon de restaurant et du chauffeur. Le quartier réservé, les gars ! Men only !

On arpente les pavetons inégaux du quai… Nous nous arrêtons devant chaque vitrine pour examiner la dame qui se propose à 1’intérieur.

Tout à coup, Béru s’immobilise.