— Ah oui ?
— Oui. Je crois que Tonton (elle prononce tonn-tonn) a un rendez-vous à Otterlo, pour du travail !
J’en suis fort aise…
— Vous ne savez pas de quel travail il s’agit ?
— Nein !
C’est net, impatient, définitif. Elle me l’a dit en allemand, pour donner plus de force à cette dénégation. Je n’insiste pas.
— Vous avez une très belle poupée, chère madame, fais-je en montrant l’horreur bleue au regard connard comme celui d’un mannequin parisien posant pour la collection d’été.
Ça met du baume dans le palpitant de la gravosse. Elle s’hydrate de partout.
— Oui, jolie ! admet-elle, sans fausse modestie…
— On se sent tout de suite dans le pays de Rembrandt quand on voit ça, ajouté-je en prenant la lourde.
Béru est déjà au bas de son escalier. Il semble à cran, et non pas détendu comme il y aurait tout lieu de le croire après la séance de zizi-panpan que je subodore. Sa belle Nordique a rouvert son rideau, mais les deux complices feignent de s’ignorer…
— Alors, Gros, t’as eu ta part d’extase ?
Il bougonne :
— Parle-moi-z’en pas, San-A.
Je flaire du drame.
— Quoi donc ?
— Ma Suédoise…
— Eh ben ?
— Elle est de la rue Mouffetard !
— Pas possible !
— Comme je te cause ! J’allais tout de même lui faire une fleur, mais elle m’a dit : comme t’es un compatriote, je vais te faire une confidence : j’suis poivrée… Alors tu parles, très peu pour moi… J’ai promis à ma bourgeoise de lui ramener un souvenir de Hollande, mais tout de même pas un commak !
— Et naturellement elle t’a secoué ton pognozof !
— Bédame… Avant de m’avouer ça !
Je réprime un fou rire soi-soi. La môme a trouvé cette astuce pour couper à la corvée de bas quartier ! Elle se l’est endormi, le Gros, en chiquant à la patriote !
— C’est tout de même bien n’honnête de sa part, dis-je… Car enfin elle aurait très bien pu te cloquer le bonheur, mine de rien…
Ça console mon valeureux équipier.
Il ajuste sa cravate.
— On s’en va ? demande-t-il.
— Viens, je t’offre une bière du pays !
— C’est à se demander s’il y a des produits du pays dans ce pays, bougonne Béru. Ta bière, tu verras que si on regarde l’étiquette d’un peu près, on lira qu’elle est made in France !
En passant devant la vitrine de la fausse Nordique, il se fend néanmoins d’un large coup de chapeau.
— On dirait pas une Suédoise, soupire-t-il en me dépêchant dans les côtelettes un de ces coups de coude capable de vous défoncer la cage thoracique !
— C’est pas une Suédoise, rectifié-je, mais en tout cas c’est une allumeuse.
Ça déride le Gros qui eu a bien besoin.
CHAPITRE VI
Il ne faut pas s’étonner
Le lendemain, nous nous réveillons assez tard, après une nuit réparatrice.
Le Gros a oublié sa déconvenue de la veille et il chante à tue-tête « O Sole mio » en se rasant…
Il fait un soleil miraculeux. Les feuillages des arbres bordant les canaux frissonnent, semant des confetti de lumière sur l’eau verte. (Je fais un effort côté style, admettez-le ! Félicie me dit toujours que je dois soigner ma réputation.)
Nous bouclons nos valoches et descendons dans la salle à croquer de l’établissement où un maître d’hôtel en grande tenue nous a préparé un de ces petits déjeuners comme on n’en becte que dans les pays du nord : jambon, fromage, œufs frits, confitures !
Le Gros est à son affaire. Il se jette sur ces nourritures terrestres comme un anus fiévreux sur un thermomètre et se met à les consommer en réclamant à grands cris une bouteille de Muscadet.
Le pingouin qui surveille nos agapes souscrit à sa demande. À ceci près néanmoins, qu’au lieu de Muscadet il apporte du Pouilly-Fuissé. Ça se dit dans la cabane et le personnel vient, mine de rien, reluquer à quoi ça ressemble, un zouave qui s’entifle une boutanche de picrate à son petit déjeuner.
Quand Béru s’est rempli, il sort sa pipe en écume et la bourre d’un mélange acheté la veille, lequel fleure bon le miel.
— Programme ? interroge le Gros en exhalant une bouffée comme n’en rejeta jamais la cheminée d’un steamer.
— On va à Otterlo, Gros…
— Qu’est-ce que c’est que ce bled ?
— Celui qui était indiqué sur les fameux messages…
— Et qu’est-ce qu’on va y maquiller ?
— On va chercher Spring-Beauty et attendre le 21, qui tombe après-demain…
— Et après ?
— Ben, après, nous verrons bien ce qui se passera !
Il se déclare d’accord sur cet emploi du temps. Sa nuit de repos et la bouteille de vin blanc l’ont mis d’excellente humeur.
Il essuie avec l’envers de sa cravate une traînée de confiture de groseille décorant son veston et souffle sa fumée dans les narines béantes du maître d’hôtel.
— Allons-y ! décide-t-il. Je me sens en forme.
Je prends l’autoroute d’Arnheim, ce qui me permet de placer une jolie pointe de vitesse, tandis que Béru continue de chanter « O Sole mio » d’une voix nasale extrêmement virile et qui n’est pas sans évoquer le bruit d’un haut-parleur de gare détraqué.
Je quitte l’autostrasse au niveau de Ede et j’emprunte un chemin ravissant qui sinue dans une forêt de pins…
Une demi-heure de route encore et nous parvenons à Otterlo. C’est une charmante localité, aux maisons ravissantes, décorées avec excès, peintes comme des jouets et entourées de jardinets fleuris.
— Pas mal, apprécie Béru… On y passerait bien ses vacances pour peu qu’on puisse pêcher…
Tous les dix mètres, un panneau indique la direction du musée Kröller-Müller qui attire beaucoup de touristes par ici.
Il y a d’ailleurs pas mal de populo dans le patelin : des cars en provenance d’Allemagne, de Belgique, de Suède… Des voitures de toutes nationalités, des quidams et des qui-messieurs armés d’appareils photographiques redoutables… Des cortèges de jeunes filles très moches, à lunettes et blondasses, grassouillettes et mal fagotées…
— Où ce qu’on va atterrir ? demande Bérurier en secouant sa pipe sur les coussins de l’auto.
— On va essayer de se rencarder sur Spring-Beauty… C’est peut-être un hôtel ?
J’arrête ma pompe devant une pimpante auberge vernie comme une cabine de yacht.
L’établissement est bourré d’humanité en train de tortorer.
Nous nous installons au comptoir où une plantureuse fille nous demande — je le suppose — ce que nous voulons.
— Tzwei beer !
Elle pige néanmoins et nous fout deux bières.
— Elle est gentille, hein ? remarque l’incorrigible Béru…
Je dois admettre qu’en effet, cette mignonne mérite quelque attention. Elle a un corsage qui remplit tous ses devoirs, et un regard compatissant.
Je lui souris. Elle me sourit. Bref, ça ne s’engage pas trop mal.
— Vous parlez français ? hasardé-je.
— Nein !
— You speak english ?
— Nein !
— Tu vois pas qu’elle cause seulement chleu et sourd-muet ! ricane l’enflure monstrueuse qui m’escorte.
Je prends dans ma poche un morceau de papier, et j’écris « Spring-Beauty » dessus.
Je le montre à la fille. Elle lit les deux mots et me regarde sans comprendre.
— Hôtel ? fais-je en pointant mon index sur le papier.
— Hôtel ?