Robert Silverberg
Prestimion le Coronal
L’action la plus infime d’un monarque, son plus léger toussotement, a des conséquences quelque part dans le monde. Quant à ses hauts faits, ils se répercutent à jamais dans le cosmos.
LE LIVRE DES CHANGEMENTS
1
La cérémonie du sacre, avec ses antiques incantations, ses serments rituels et ses sonneries de trompette, qui avait atteint son point culminant avec l’élévation de la couronne et la présentation de la robe royale, était terminée depuis cinquante minutes. Un laps de temps de quelques heures précédait dans le programme des festivités le banquet de célébration du couronnement. Il y avait du remue-ménage et une activité trépidante d’un bout à l’autre de la gigantesque construction qui, à compter de ce jour, allait porter pour toute la planète le nom de Château de lord Prestimion, tandis que les milliers d’invités et les milliers de domestiques se préparaient pour le grand repas d’apparat du soir. Seul le nouveau Coronal s’était isolé au cœur d’une sphère de silence vibrant.
Après les combats et les bouleversements de la guerre civile, après l’usurpation, les batailles, les défaites et l’immense chagrin, l’heure de la victoire était venue. Enfin sacré Coronal de Majipoor, Prestimion était impatient de s’atteler à ses nouvelles tâches.
Mais, à son grand étonnement, quelque chose de gênant, de profondément perturbant, s’était fait jour en lui en cette heure glorieuse. Le sentiment de soulagement et de réussite qu’il avait éprouvé en sachant que son règne commençait enfin était amoindri par un malaise diffus. Pourquoi donc ? Par quoi ce malaise pouvait-il être provoqué ? À l’heure du triomphe, il aurait dû ressentir une joie sans mélange. Et pourtant…
Au milieu de l’allégresse générale, un désir ardent de solitude s’était emparé de lui à la fin de la cérémonie du sacre. Il s’était retiré brusquement pour se barricader dans l’immensité de la Grande Salle de lord Hendighail où il pouvait être seul. C’est dans cette vaste pièce que le flot ininterrompu de présents en l’honneur du nouveau Coronal arrivant depuis un mois, un fleuve de merveilles convergeant vers le Château en provenance de toutes les provinces de Majipoor, était rassemblé en piles majestueuses.
Prestimion avait une idée très vague de l’époque à laquelle lord Hendighail avait vécu – sept, huit, neuf cents ans auparavant, quelque chose comme cela – et pas la moindre de ce qu’avaient été sa vie et ses réalisations. À l’évidence, ce Coronal avait voulu faire les choses à une échelle colossale. La Salle Hendighail était l’une des plus grandes pièces de l’énorme Château, un espace gigantesque dix fois plus long que large et haut en proportion, avec un plafond lambrissé de bois rouge de ghakka soutenu par des voûtes ogivales de pierre noire dont les motifs ornementaux délicatement entrelacés se perdaient très haut dans la pénombre.
Le Château était une ville en soi, avec ses quartiers centraux animés et d’autres, à la périphérie, anciens et à demi oubliés. Lord Hendighail y avait fait bâtir sa salle sur le versant nord du Mont, le moins favorisé, le côté obscur. Prestimion, qui avait pourtant passé la majeure partie de sa vie sur le Mont du Château, n’avait pas souvenir d’être jamais entré dans la Salle Hendighail. À l’époque moderne, elle servait essentiellement de lieu de dépôt où étaient conservés les objets n’ayant pas encore trouvé leur place. C’est à quoi elle était employée ces derniers temps : un entrepôt pour les présents envoyés du monde entier au nouveau Coronal.
La salle était remplie d’une stupéfiante profusion d’objets, un fantastique étalage des couleurs et des merveilles de Majipoor. La coutume voulait, à l’occasion de l’accession au trône d’un nouveau monarque, que les myriades de cités, de villes et de villages de la planète rivalisent de générosité pour lui offrir des splendeurs. Cette fois – à en croire les anciens, ceux dont les souvenirs remontaient à plus de quarante ans, à la date du dernier sacre –, elles s’étaient surpassées. Le nombre des cadeaux déjà arrivés était trois, cinq, dix fois supérieur à ce qui était attendu. Prestimion était ébloui et abasourdi par une telle profusion.
Il avait espéré que l’inspection de ce flot de présents venus des provinces les plus reculées de la planète lui remonterait le moral dans ces moments d’inexplicable tristesse. Le but de ces cadeaux n’était-il pas de faire savoir au nouveau Coronal que Majipoor se réjouissait de son avènement ?
Mais, à son grand désarroi, il découvrit aussitôt qu’ils produisaient sur lui l’effet inverse. Il y avait dans cette pléthore même quelque chose de gênant, de malsain. Ce qu’il aurait voulu que la population lui dise, c’est qu’elle était heureuse qu’un jeune, hardi et vigoureux Coronal prenne au sommet du Mont du Château la place de lord Confalume, las et vieillissant. Mais cet invraisemblable torrent de cadeaux coûteux constituait une manifestation exagérée de gratitude. Il était excessif ; il était disproportionné ; il montrait que son avènement suscitait par toute la planète une allégresse effrénée, sans rapport avec l’événement à proprement parler.
Cette réaction universelle le plongeait dans un abîme de perplexité. Le peuple ne pouvait être aussi impatient de voir partir lord Confalume. Il avait aimé lord Confalume qui avait été un grand Coronal en son temps, même si tout le monde savait que ce temps était révolu, que le moment était venu pour quelqu’un de nouveau et de plus dynamique d’occuper le siège du pouvoir royal et que Prestimion était l’homme de la situation. Cette profusion de présents à l’occasion de la transmission des pouvoirs semblait être presque autant l’expression d’un soulagement qu’une marque de joie.
Soulagement de quoi ? se demanda Prestimion. Qu’est-ce qui avait déclenché une telle jubilation débridée frisant l’hystérie collective ?
La guerre civile sans pitié qui venait de se dérouler avait eu une heureuse issue. Était-ce la raison de cette allégresse ?
Non. Non.
Les habitants de Majipoor ne pouvaient rien savoir de la succession d’événements étranges – la conspiration, l’usurpation, le conflit sanglant qui avait suivi – ayant mené Prestimion au trône après maints détours. Tout avait été effacé de la mémoire du monde sur l’ordre de Prestimion. Pour les milliards d’habitants, il n’y avait pas eu de guerre civile. Le court règne illégitime du Coronal autoproclamé lord Korsibar avait disparu de leurs souvenirs comme s’il n’avait jamais existé. Dans l’esprit du peuple, lord Confalume avait succédé au vieux Pontife Prankipin à sa mort tandis que Prestimion accédait sereinement et paisiblement au trône du Coronal si longtemps occupé par Confalume.
Alors, pourquoi un tel débordement d’enthousiasme ? Pourquoi ?
Sur les quatre côtés de l’immense salle était empilée la stupéfiante multitude de présents, encore dans leur emballage pour la plupart, des montagnes de trésors s’élevant vers les lointaines solives. Toutes les pièces rarement utilisées de cette aile septentrionale du Château étaient bourrées de caisses en provenance des régions les plus reculées dont le nom ne disait rien ou presque à Prestimion. Il se rappelait en avoir vu certains sur des cartes, mais n’avait jamais entendu parler des autres. Des cargaisons de présents continuaient d’arriver ; les domestiques du Château ne savaient plus où donner de la tête.
Et ce qui s’étalait devant ses yeux ne représentait qu’une fraction de ce qui était arrivé. Il y avait aussi les cadeaux vivants. Les habitants des provinces avaient fait don d’une extraordinaire collection d’animaux, toute la population d’un zoo, les créatures les plus étranges qui se puissent trouver sur Majipoor. Ils n’avaient pas été rassemblés, dans le Château, le Divin en soit loué ! Il y avait aussi des plantes bizarres destinées au jardin du Coronal. Prestimion en avait vu certaines la veille : d’énormes arbres aux feuilles argentées pareilles à des sabres luisants, des cactées aux formes grotesques, aux feuilles pointues entortillées, deux plantes-bouches carnivores de Zimroel à l’aspect sinistre, faisant claquer leurs mâchoires centrales pour montrer qu’elles étaient affreusement avides d’être nourries, et un bac de porphyre sombre empli de gambeliavos translucides de la côte septentrionale de Stoienzar, qui donnaient l’impression d’être faits de verre filé et émettaient de doux soupirs argentins quand on passait la main sur eux. Il y en avait encore beaucoup d’autres, des merveilles botaniques en quantité innombrable, entreposées ailleurs.