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En arrivant sur le pas de tir, Prestimion rendit hommage, comme les autres l’avaient fait avant lui, aux deux Puissances du royaume qui assistaient à l’épreuve. Il s’inclina d’abord devant le Pontife Confalume siégeant sur un grand trône de bois de gamandrus, au centre de la tribune élevée sur la droite du Clos de Vildivar. La cérémonie par laquelle un Pontife choisissait un nouveau Coronal était fondamentalement un acte d’adoption ; la coutume voulait donc que Prestimion considère maintenant Confalume comme son père – le vrai n’était plus depuis longtemps – et lui témoigne son respect comme il convenait.

Prestimion s’inclina ensuite cérémonieusement devant sa mère, la princesse Therissa. Elle avait pris place dans la tribune de gauche, sur un trône semblable à celui du Pontife, aux côtés de la Dame Kunigarda qui exerçait avant elle la charge de Dame de l’île du Sommeil. Prestimion se tourna ensuite vers la troisième tribune pour s’incliner devant son propre trône inoccupé, un salut impersonnel à la majesté du Coronal, un hommage rendu à la fonction, non à l’homme.

Puis il prit fermement dans la main le grand arc, l’arc de Kamba, auquel il était attaché depuis si longtemps. L’absence de Kamba de Mazadone, le généreux Kamba à l’humeur enjouée, le maître suprême de l’archerie, était pour Prestimion une source de chagrin. Mais Kamba était de ceux qui avaient choisi de se ranger sous la bannière de l’usurpateur Korsibar et il l’avait payé de sa vie à Thegomar Edge, comme quantité d’autres courageux combattants. Le sortilège des mages avait jeté sur la guerre un voile d’oubli sans pouvoir ramener à la vie les soldats tombés au champ d’honneur.

En place sur le pas de tir, Prestimion demeurait parfaitement immobile. Il était souvent impulsif, mais jamais quand il se tenait devant une cible. Les yeux plissés, il scruta longuement le cœur de la cible jusqu’à ce qu’il sente son âme en plein centre. Il leva son arc, prit sa ligne de visée le long de la flèche encochée.

— Prestimion ! Prestimion ! Lord Prestimion.

Les cris jaillissaient de mille poitrines. Prestimion percevait les grondements de la foule, mais n’y attachait aucune importance. La seule chose qui comptait était de rester concentré sur l’objectif à atteindre. Que de plaisir dans la pratique de cet art ! Faire voler une flèche n’avait pas en soi une grande importance, mais accomplir quelque chose – quoi que ce fût – avec une suprême excellence, le faire à la perfection, là était le plaisir !

Il sourit en lâchant sa flèche, la regarda filer droit vers le cœur de la cible et entendit avec satisfaction le son mat de la pointe se fichant en plein centre.

— Personne ne peut rivaliser avec lui dans cet art, fit Navigorn de Hoikmar, assis au milieu d’un groupe de nobles de haut rang dans une des loges de la tribune du Coronal. Ce n’est pas honnête. Il devrait, pour une fois, se contenter de regarder et laisser à quelqu’un d’autre le titre de meilleur archer.

— Quoi ? s’écria Gonivaul de Bombifale, le Grand Amiral du royaume. Prestimion, laisser quelqu’un d’autre gagner ?

Gonivaul à l’austère figure avait une dense barbe noire et d’épais cheveux descendant si bas sur le front qu’on distinguait à peine ses traits. Le coup d’œil qu’il lança à Navigorn était pour le Grand Amiral l’équivalent d’un sourire, même si un étranger l’eût plus facilement pris pour un regard de réprobation.

— Ce n’est pas dans sa nature, Navigorn, poursuivit-il. Il donne l’impression d’un homme bien élevé, de bonne famille – ce qu’il est –, mais c’est un gagneur-né. Confalume l’avait perçu en lui dès son jeune âge. C’est pourquoi Prestimion a gravi si rapidement les échelons de la hiérarchie du Château. Pourquoi il est aujourd’hui le Coronal de Majipoor.

— Regarde ça, il ne recule devant rien ! reprit Navigorn d’un ton plus admiratif que critique en voyant la seconde flèche de Prestimion fendre en deux la première. Je savais qu’il recommencerait ce coup-là ; il le fait chaque fois.

— D’après mon fils, glissa le prince Serithorn, Prestimion ne participe pas au concours. Il tire aujourd’hui pour le plaisir, pour l’amour de l’art. Il a demandé aux juges de ne pas calculer son score.

— Cela signifie, lança Gonivaul avec une pointe d’aigreur, que le vainqueur, quel qu’il soit, devra se considérer comme le meilleur archer, hors Prestimion.

— Ce qui, vous en conviendrez, ternira quelque peu la gloire de sa victoire.

— Mon fils Glaydin a fait la même remarque, poursuivit Serithorn. Je vous trouve sans indulgence avec lui. Soit il participe à la compétition et, très probablement, l’emporte, soit il est hors concours et jette une ombre sur la performance du vainqueur. Que faudrait-il qu’il fasse ? Passe-moi le vin, veux-tu, Navigorn ? À moins que tu n’aies l’intention de le boire tout seul.

— Pardon, fit Navigorn en lui tendant le flacon.

Sur le pas de tir, Prestimion continuait d’accomplir d’éblouissantes prouesses, saluées par des tempêtes d’acclamations de la foule.

Brun, solidement bâti, Navigorn était un homme d’une imposante stature et d’une grande assurance ; il observait le numéro de Prestimion avec une admiration sans réserve. Il appréciait l’excellence dans tous les domaines. Et il vouait à Prestimion une profonde admiration. Malgré sa noble prestance, Navigorn n’avait jamais ambitionné la souveraineté, mais il se plaisait à être à proximité de la source du pouvoir. Prestimion lui avait confié la veille qu’il l’avait choisi pour faire partie du prochain Conseil. Un honneur inattendu. « Nous n’avons jamais été des amis très proches, avait ajouté Prestimion, mais je veux voir votre mérite récompensé. Nous devons apprendre à mieux nous connaître, Navigorn. »

Prestimion se retira enfin du pas de tir sous un tonnerre d’applaudissements. Il s’éloigna en souriant, d’une démarche élastique, avec une pétulance juvénile. Un mince jeune homme en chausses bleues moulantes et tunique brillante écarlate et or, caractéristique des lointaines rives occidentales de Zimroel, lui succéda sur le pas de tir.

— Il a l’air si heureux, observa le prince Serithorn. Tellement plus que l’autre soir, au banquet. Avez-vous remarqué comme il paraissait préoccupé ?

— Il avait ce soir-là un air sombre, approuva l’Amiral Gonivaul. Mais il n’est jamais aussi heureux qu’un arc à la main. La mine renfrognée qu’il tirait au banquet était peut-être destinée à nous faire comprendre qu’il a déjà commencé à avoir une vision réaliste de ce qu’exige réellement la charge de Coronal. Cela ne se résume pas à des Grands Périples et aux acclamations de la multitude admirative. Oh ! que non ! Une vie de labeur acharné, voilà ce que l’avenir lui réserve. Cette vérité doit commencer à pénétrer en lui. Tu sais ce que signifie le mot « labeur », Serithorn ? Non ? Pourquoi le saurais-tu ? Il n’appartient pas à ton vocabulaire.

— Pourquoi en ferait-il partie ? répondit l’élégant et enjoué Serithorn qui, malgré son âge avancé, gardait la peau lisse, prenait grand soin de sa personne et profitait sans fausse honte de la fortune colossale transmise par une longue lignée d’ancêtres célèbres remontant au règne de lord Stiamot. Quel travail aurais-je pu faire ? Je n’ai jamais pensé avoir des capacités utiles à la société. Mieux vaut ne rien faire de toute son existence et le faire vraiment bien qu’entreprendre quelque chose et le faire mal. N’est-ce pas, mon ami ? Laissons à ceux qui en sont véritablement capables le soin de faire le travail. Prestimion, par exemple. Il fera un merveilleux Coronal ; il a l’étoffe pour cela. Ou encore notre ami Navigorn, un administrateur-né, un homme de talent… Il paraît que tu as été nommé au Conseil, Navigorn.