— En effet. Un honneur que je n’ai pas brigué mais que je suis fier d’avoir reçu.
— Une lourde responsabilité de siéger au Conseil, tu peux me croire. J’y ai consacré plus que ma part de temps. À ce propos, Prestimion m’a demandé d’y rester. Et toi, Gonivaul ?
— J’aspire à me retirer des affaires, répondit le Grand Amiral. Je ne suis plus tout jeune. J’envisage de retourner à Bombifale pour jouir des agréments et des plaisirs de mon domaine.
— Vraiment ? fit Serithorn avec un petit sourire. Est-ce à dire que Prestimion ne t’a pas maintenu à ton poste de Grand Amiral ? Tu nous manqueras, Gonivaul. Il est vrai que c’est une tâche écrasante d’être le Grand Amiral du royaume. On ne peut te reprocher d’avoir voulu te libérer de cette charge… Dis-moi, Gonivaul, as-tu jamais, ne fût-ce qu’une seule fois, posé le pied sur un long-courrier pendant toute la durée de tes fonctions ? Non, certainement pas. Prendre la mer est une entreprise hasardeuse ; on court toujours le risque de se noyer.
C’était une vieille habitude entre les deux grands seigneurs, ces échanges sarcastiques.
La petite partie visible de la figure de Gonivaul devint cramoisie.
— Serithorn…, commença-t-il d’un ton lourd de menaces.
— Si je puis me permettre, messieurs, glissa benoîtement Navigorn juste avant que les choses se gâtent.
Gonivaul se retourna en grommelant ; Serithorn eut un petit gloussement de satisfaction.
— Je n’ai pas encore pris officiellement mes fonctions, poursuivit Navigorn, mais on m’a déjà soumis un problème des plus étranges. Vous pourrez peut-être me conseiller, vous qui connaissez dans les moindres détails la politique du Château.
— De quel problème s’agit-il donc ? demanda Serithorn sans marquer beaucoup d’intérêt, le regard tourné vers le pas de tir.
Le second concurrent non humain à se présenter était un grand Skandar hirsute portant un pourpoint en velours de laine hardiment rayé de noir, d’orange et de jaune. Il avait un arc plus long et plus puissant que celui de Prestimion, qu’il tenait négligemment, comme un jouet, dans une de ses quatre énormes mains. Le héraut le présenta sous le nom de Hent Sekkiturn.
— Reconnaissez-vous les couleurs que porte cet archer ? demanda Navigorn.
— Il me semble que ce sont celles du Procurateur Dantirya Sambail, répondit Serithorn après un moment de réflexion.
— Exactement. Et, à ton avis, où se trouve donc le Procurateur ?
— Eh bien… Eh bien…, fit Serithorn en parcourant la tribune du regard. En fait, je ne le vois pas. Il devrait être ici, près de nous. As-tu une idée de l’endroit où il se trouve, Gonivaul ?
— Je ne l’ai pas vu de toute la semaine, répondit le Grand Amiral. En y repensant, je ne sais même plus depuis quand je ne l’ai pas vu. On ne peut pourtant pas dire qu’il passe inaperçu. Serait-il possible qu’il ait escamoté les fêtes du couronnement et soit resté chez lui, à Ni-moya ?
— Inconcevable, affirma Serithorn. Un nouveau Coronal est sacré pour la première fois depuis plusieurs décennies et le prince le plus puissant de Zimroel ne se donnerait pas la peine de venir assister à son couronnement ? L’idée est absurde. Dantirya Sambail aurait tenu à être sur place pour la distribution des nominations et des privilèges. Comme il est resté, j’en suis certain, pendant les longs mois qui ont précédé la mort du vieux Prankipin. Il était là pour le sacre, cela ne fait aucun doute. Sans compter que Prestimion eût été mortellement offensé si le Procurateur l’avait snobé de la sorte.
— Oh ! Dantirya Sambail est bien au Château, reprit Navigorn. C’est justement le problème dont je voulais vous entretenir. Si vous n’avez pas remarqué sa présence aux festivités, c’est qu’il est emprisonné dans les tunnels de Sangamor. Et Prestimion vient de le confier à ma garde, de faire de moi son geôlier en quelque sorte. Ma première tâche officielle en qualité de membre du Conseil.
Une expression d’incrédulité se peignit sur le visage de Serithorn.
— Qu’est-ce que tu racontes, Navigorn ? Dantirya Sambail serait prisonnier ?
— Apparemment.
— Je trouve cela absolument incroyable, fit Gonivaul, l’air abasourdi. Pourquoi Prestimion aurait-il jeté le Procurateur dans les tunnels ? C’est son cousin… enfin, disons qu’ils sont apparentés. Tu en sais certainement plus que moi là-dessus, Serithorn. Dis-moi, de quoi s’agit-il ? D’une querelle de famille ?
— Peut-être, mais j’aimerais bien savoir comment quelqu’un, fut-ce Prestimion, a réussi à enfermer un être aussi hâbleur, tapageur et exécrable que Dantirya Sambail. Ce doit être plus difficile que de mettre en cage une bande de haigus enragés. S’il est réellement emprisonné, pourquoi n’en avons-nous rien entendu dire ? Il ne devrait être bruit que de cela au Château.
Navigorn haussa les épaules, les paumes tournées vers le ciel en signe d’ignorance.
— Je n’ai pas de réponses à ces questions, messieurs. Je n’y comprends rien du tout. Je sais seulement que le Procurateur est en détention, s’il faut en croire le Coronal qui m’a chargé de m’assurer qu’il y restera jusqu’à ce qu’il soit jugé.
— Jugé pour quoi ? s’écria Gonivaul.
— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai demandé à Prestimion de quel crime le Procurateur était accusé ; il a répondu que nous en parlerions plus tard.
— Alors, fit sèchement Serithorn, je ne vois pas où est la difficulté. Le Coronal t’a confié une tâche, à toi de t’en acquitter. Il veut faire de toi le geôlier du Procurateur ? Sois son geôlier, Navigorn.
— Je n’éprouve pas beaucoup d’affection pour Dantirya Sambail. Il ne vaut guère mieux qu’une bête sauvage. Pourtant… s’il est incarcéré sans raison valable, sur un caprice de Prestimion, n’est-ce pas se rendre complice d’une injustice que d’aider à le garder dans les fers ?
— Veux-tu dire que cela te pose un cas de conscience ? demanda Gonivaul, interloqué.
— On peut exprimer cela en ces termes.
— Tu as fait le serment de servir le Coronal. Si le Coronal juge bon d’incarcérer Dantirya Sambail et te demande de le surveiller, tu exécutes ses ordres ou bien tu résignes tes fonctions. Tu n’as pas d’autre choix, Navigorn. Crois-tu que Prestimion soit un homme cruel ?
— Bien sûr que non. Et je n’ai aucune envie de démissionner.
— Dans ce cas, admets que Prestimion n’a pas emprisonné le Procurateur sans estimer avoir de bonnes raisons de le faire. Place en faction dans les tunnels vingt hommes triés sur le volet, ou trente, ou le nombre que tu estimeras nécessaire. Assure-toi qu’ils comprennent que si Dantirya Sambail réussit à s’évader par la ruse, la menace, la violence verbale ou n’importe quel autre moyen, ils le regretteront jusqu’à la fin de leurs jours.
— Et si des hommes de Ni-moya, des hommes du Procurateur, reprit Navigorn, cette bande d’assassins et de voleurs dont Dantirya Sambail aime s’entourer, viennent me voir et exigent de savoir où se trouve leur maître et de quoi il est accusé, s’ils menacent de mettre le Château sens dessus dessous s’il n’est pas immédiatement remis en liberté…
— Adresse-les au Coronal, fit Gonivaul. C’est lui qui a fait emprisonner Dantirya Sambail, pas toi. S’ils veulent des explications, ils les auront de la bouche de lord Prestimion.
— Dantirya Sambail est prisonnier, murmura pensivement Serithorn, comme s’il parlait à l’air qui l’entourait. Quelle étrange affaire ! Quelle curieuse manière de commencer un règne ! Sommes-nous censés garder le secret, Navigorn ?