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— Le Coronal ne m’a rien dit de particulier. Mieux vaut ne pas en parler, j’imagine.

— Oui. Oui. Mieux vaut ne pas en parler.

— Absolument, déclara Gonivaul. Pas un mot de plus sur le sujet.

Tout le monde hocha vigoureusement la tête.

— Serithorn ! Gonivaul ! lança sur ces entrefaites une voix rauque et joviale, deux rangs au-dessus d’eux. Bonjour, Navigorn ! C’était Fisiolo, le comte de Stee. À ses côtés était assis un petit homme râblé et rubicond, aux yeux noirs et froids, au front élevé, à partir duquel une masse impressionnante de cheveux argentés se dressait à une hauteur prodigieuse, quelque peu inquiétante.

— Vous connaissez Simbilon Khayf, n’est-ce pas ? poursuivit Fisiolo avec un coup d’œil en direction de son compagnon. L’homme le plus riche de Stee. Prestimion lui-même ira le voir sous peu pour faire un emprunt, vous pouvez m’en croire.

Simbilon Khayf salua les trois hommes d’une rapide et radieuse inclination de tête, d’une modestie calculée. Il semblait extrêmement flatté de se trouver en présence de nobles d’un si haut rang. Le comte Fisiolo – un visage carré aux traits grossiers – n’était pas homme à faire des façons ; il fit aussitôt signe à Simbilon Khayf de le suivre dans la loge occupée par les trois autres. Le banquier ne perdit pas de temps, mais il donnait la nette impression de quelqu’un qui ne se sent pas dans son milieu.

— Êtes-vous au courant ? lança Fisiolo. Prestimion a fait enfermer Dantirya Sambail dans les tunnels ! On dit même qu’il est enchaîné à un mur ! Vous imaginez ? On ne parle que de ça au Château !

— Nous venons de l’apprendre, fit Serithorn. Si cette histoire est vraie, le Coronal a certainement de bonnes raisons de l’avoir enfermé là-bas.

— Quelles raisons peut-il avoir ? Le méchant Dantirya Sambail aurait-il tenu des propos insupportablement offensants ? Aurait-il fait le symbole de la constellation à l’envers ? Aurait-il lâché un vent pendant la cérémonie du sacre ? Je me demande d’ailleurs si le Procurateur y a assisté.

— Je ne me rappelle pas l’avoir vu arriver au Château, fit Gonivaul. Quand nous sommes tous revenus des obsèques de Prankipin.

— Moi non plus, ajouta Navigorn. J’étais là quand le convoi royal est arrivé du Labyrinthe. Dantirya Sambail n’en faisait pas partie.

— Nous savons pourtant de bonne source qu’il est là, fit Serithorn. Depuis un certain temps, semble-t-il. Assez longtemps pour avoir offensé Prestimion et être emprisonné, et pourtant personne ne se souvient de l’avoir vu arriver. Voilà qui est fort étrange. Partout où il passe, Dantirya Sambail crée des turbulences. Comment a-t-il pu arriver au Château sans qu’aucun de nous ne le remarque ?

— Étrange, en effet, fit Gonivaul.

— Très étrange, même, ajouta Fisiolo. Mais j’avoue que l’idée que Prestimion ait réussi à mettre aux fers ce monstre répugnant n’est pas pour me déplaire. N’êtes-vous pas de mon avis ?

5

Pendant les jours qui suivirent les fêtes du couronnement, le Procurateur de Ni-moya fut aussi un grave sujet de préoccupation pour Prestimion. Mais il n’était pas pressé de régler le sort de ce perfide cousin qui, au long de la guerre civile, n’avait cessé de le trahir à chaque retournement de la situation. Qu’il croupisse encore un peu dans le cachot au fond duquel il avait été jeté. Il importait d’abord de trouver un moyen de régler son cas.

Dantirya Sambail s’était à l’évidence rendu coupable de haute trahison. Plus que quiconque, excepté, peut-être, lady Thismet, il avait incité Korsibar à déclencher sa rébellion insensée. Il portait également la responsabilité de la rupture du barrage sur le Iyann, un acte de sauvagerie qui avait causé des pertes humaines incalculables. Et au cours de la bataille de Thegomar Edge, il avait affronté Prestimion en combat singulier, l’attaquant à la hache et au sabre, proposant avec un sourire goguenard de laisser le sort des armes décider lequel des deux adversaires serait le prochain Coronal. Prestimion, non sans difficulté, était sorti vainqueur de cet affrontement. Mais il n’avait pas été capable de donner sur le champ de bataille à ce cousin à sa merci la mort qu’il méritait. Il s’était contenté d’ordonner que l’on emmène le Procurateur et son âme damnée, Mandralisca, en attendant de les traduire en justice.

Mais comment, se demandait Prestimion, Dantirya Sambail pourrait-il être jugé pour des crimes dont personne, pas même l’accusé, n’avait gardé le souvenir ? Qui tiendrait le rôle de l’accusateur ? Quelles preuves pourraient être présentées contre lui ? « Cet homme a été le principal fomentateur de la guerre civile. » Certes, mais quelle guerre civile ? « Son intention était de s’emparer traîtreusement du trône royal après s’être débarrassé du fantoche Korsibar. » Qui était Korsibar ? « Il est coupable d’avoir attenté à la vie du Coronal légitime sur le champ de bataille. » Quelle bataille ? Où ? Quand ?

Prestimion n’avait pas de réponses à ces questions.

Et il y avait en tout état de cause, dans les premières semaines de son règne, des problèmes plus urgents à régler.

Les invités aux festivités du couronnement avaient pour la plupart pris le chemin du retour. Les princes, les ducs, les comtes et les maires avaient regagné leurs domaines ; l’ancien Coronal devenu le Pontife Confalume avait entrepris la longue et morne descente de la Glayge qui allait le conduire au Labyrinthe, sa nouvelle résidence souterraine ; les archers et les jouteurs, les lutteurs et les plus fines lames du royaume venus faire la démonstration de leur talent à l’occasion des Jeux du couronnement s’étaient eux aussi dispersés. La princesse Therissa était rentrée à Muldemar pour préparer son voyage vers l’île du Sommeil où une lourde charge l’attendait. En ces premiers jours de règne où Prestimion s’attelait à sa nouvelle tâche, le Château était devenu infiniment plus calme.

Il y avait tant à faire. Il avait aspiré de tout son cœur au trône et à ses devoirs, mais maintenant que ses désirs étaient exaucés, il se sentait écrasé par l’ampleur de la tâche à accomplir.

— Je ne sais par où commencer, confia-t-il à Septach Melayn et à Gialaurys en levant vers eux un regard las.

Ils se trouvaient tous les trois dans la vaste pièce ornée de bois précieux marquetés de bandes de métal luisant qui constituait le cœur des appartements du Coronal. La salle du trône était réservée à la pompe des solennités ; le véritable travail se faisait dans cette suite.

Prestimion était assis à son superbe bureau de palissandre rouge incrusté de constellations, Septach Melayn se tenait gracieusement près de la large fenêtre cintrée dominant l’abîme vertigineux, insondable, qui bordait le Château de ce côté du Mont, le massif Gialaurys avait tassé son corps musculeux sur un banc sans dossier, sur la gauche de Prestimion.

— C’est très simple, monseigneur, fit-il. Il faut commencer par le commencement et prendre les choses l’une après l’autre.

Venant de Septach Melayn, un tel conseil eût été pris pour une moquerie, mais l’ironie était étrangère au gros et paisible Gialaurys. Quand il parlait de cette voix grave, lente et rocailleuse aux syllabes gommées par l’accent de sa cité natale de Piliplok, c’était toujours avec le plus grand sérieux. Le sémillant petit compagnon de Prestimion, le regretté duc Svor, avait souvent pris la placidité de Gialaurys pour de la stupidité. Loin d’être stupide, Gialaurys s’exprimait simplement avec une sincérité empreinte de gravité.

— Bien dit, Gialaurys ! lança Prestimion avec une amabilité souriante. Mais par quoi commencer et par quoi continuer ? Crois-tu qu’il soit si facile de le savoir ?