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— Eh bien, Prestimion, suggéra Septach Melayn, faisons une liste. Un, commença-t-il en comptant sur ses doigts, nommer les membres du gouvernement du souverain. Je dirais à ce propos que nous sommes bien partis. Tu as un nouveau Haut Conseiller ; je te remercie de ton choix. Gialaurys fera, je n’en doute pas, un Grand Amiral irréprochable. Et ainsi de suite. Deux, restaurer la prospérité des régions qui ont souffert de la guerre. Ton frère Abrigant, entre parenthèses, a quelques idées sur la question et souhaite te voir dans le courant de la journée. Trois…

Septach Melayn marqua une hésitation.

— Trois, acheva Gialaurys à sa place, trouver un moyen pour faire juger Dantirya Sambail.

— Laissons cela de côté pour l’instant, répliqua Prestimion. L’affaire est délicate.

— Quatre, poursuivit imperturbablement Gialaurys, interroger tous ceux qui ont choisi le camp de Korsibar au cours de la guerre civile et s’assurer qu’il ne subsiste pas de déloyautés susceptibles de menacer la sécurité de…

— Non, coupa Prestimion. Raye cela de la liste : n’oublie pas qu’il n’y a pas eu de guerre. Qui pourrait rester loyal envers Korsibar, si Korsibar n’a jamais existé ?

Le visage rembruni, Gialaurys poussa un grognement mécontent.

— Il n’en est pas moins vrai, Prestimion…

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, crois-moi. La plupart des lieutenants de Korsibar – Farholt, Mandrykarn, Venta, Farquanor, toute sa clique – ont péri à Thegomar Edge et je n’ai rien à craindre de ceux qui ont survécu. Navigorn, par exemple, le meilleur général de Korsibar. Il a imploré ma clémence sur le champ de bataille, t’en souviens-tu, quand il a déposé les armes, juste après la mort de Korsibar ? Et il était sincère. Il me servira loyalement au Conseil. Quant à Oljebbin, Serithorn et Gonivaul, ils sont passés dans le camp de Korsibar, c’est vrai, mais cette trahison est sortie de leur mémoire. En tout état de cause, ils ne peuvent rien contre moi. Le duc Oljebbin descendra dans le Labyrinthe où il deviendra le porte-parole du Pontife. Bon débarras. Gonivaul va se retirer à Bombifale ; Serithorn est utile et amusant : je vais le garder auprès de moi. Qui d’autre encore ? Nomme-moi ceux que tu soupçonnes de déloyauté ?

— Euh… commença Gialaurys.

Mais aucun nom ne lui vint à l’esprit.

— Je vais te dire quelque chose, Prestimion, glissa Septach Melayn. Il se peut qu’il ne reste plus de fidèles de Korsibar, mais, hormis nous trois, il n’est personne au Château qui ne soit profondément perturbé d’une manière ou d’une autre par le sortilège qui a marqué la fin de la guerre. Le souvenir du conflit a été effacé de toutes les mémoires, c’est vrai, mais tout le monde sait qu’il s’est passé quelque chose d’important. Même s’ils ignorent de quoi il s’agit. Bien des hommes de conséquence ont péri, de vastes régions d’Alhanroel ont été dévastées, le barrage de Mavestoi a mystérieusement cédé, submergeant la moitié d’une province. On a pourtant voulu leur faire croire que la transition entre le règne de Confalume et le tien s’était déroulée sans heurts. Il y a quelque chose qui cloche, ils le savent. Ils ne cessent de buter sur ce grand blanc troublant dans leurs souvenirs ; c’est un sujet d’inquiétude. Je vois une profonde perplexité se peindre sur le visage des gens au beau milieu d’une phrase ; ils cessent de parler et pressent les mains sur leurs tempes comme pour chercher dans leur esprit quelque chose qui ne s’y trouve pas. Je commence à me demander si c’était vraiment une bonne idée de faire disparaître cette guerre de notre histoire, Prestimion.

C’était un sujet que Prestimion aurait préféré laisser de côté. Plus question d’y échapper maintenant que Septach Melayn était entré dans le vif du débat.

— La guerre a été une terrible blessure pour l’âme de notre planète, commença Prestimion d’un ton crispé. Si je ne l’avais pas effacée, les griefs et les ressentiments n’auraient cessé de se faire jour entre mes fidèles et ceux de Korsibar. En faisant effacer tous les souvenirs de la guerre, j’ai donné à tous une chance de repartir de zéro. Pour reprendre une de tes formules favorites, Septach Melayn, ce qui est fait est fait. Il nous faut vivre aujourd’hui avec les conséquences de cette décision, nous le ferons et il n’y a rien à ajouter.

En son for intérieur, il n’en était pourtant pas si sûr. Il avait, comme tout un chacun, eu connaissance d’événements troublants, d’étranges accès de déséquilibre mental çà et là sur le Mont, de gens agressant sans motif des inconnus dans la rue, éclatant en sanglots sans pouvoir s’arrêter de pleurer plusieurs jours d’affilée, se jetant dans des rivières ou dans le vide du haut d’une falaise. De telles histoires étaient venues ces derniers temps à ses oreilles, en provenance d’Halanx et de Minimool, d’Haplior aussi, comme si un tourbillon de folie descendait en tournoyant du Château pour frapper les cités adjacentes du Mont. Et même beaucoup plus bas, jusqu’à Stee, semblait-il, où on signalait un cas sérieux, celui d’une femme de chambre qui s’était jetée par la fenêtre de l’hôtel particulier d’un riche banquier, tuant dans sa chute deux personnes qui se trouvaient dans la rue.

Mais quelle raison y avait-il pour établir un lien entre ces événements et l’amnésie générale dans laquelle il avait demandé à ses sorciers de plonger le monde à la fin de la guerre ? Peut-être ces comportements accompagnaient-ils inévitablement un changement de monarque, surtout après un règne si long et si heureux que celui de lord Confalume. Le peuple voyait en Confalume un père aimant pour l’ensemble de la population ; peut-être était-on malheureux de le voir disparaître dans le Labyrinthe. D’où ces dérèglements de l’esprit. Peut-être.

Septach Melayn et Gialaurys n’en restèrent pas là ; ils ajoutèrent une foule de nouveaux dossiers à la liste plus que suffisante des problèmes en attente.

Il convenait, dirent-ils à Prestimion, de mieux intégrer dans le tissu social les différents arts de la magie qui, sous le règne de Confalume, avaient pris une telle importance sur Majipoor. Cela nécessiterait, expliqua Gialaurys, des entretiens avec Gominik Halvor et Heszmon Gorse qui avaient prolongé leur séjour au Château dans ce but avant de regagner Triggoin, la capitale des sorciers.

Il fallait aussi régler le problème de l’armée de monstres synthétiques que Korsibar aurait lancés contre eux sur les champs de bataille si la guerre avait duré un peu plus longtemps ; d’après Gialaurys, nombre d’entre eux s’étaient échappés de leurs enclos et ravageaient un district au nord du Mont du Château.

Il faudrait ensuite étudier les doléances présentées par les Métamorphes de Zimroel concernant les limites de la réserve forestière dans laquelle ils étaient confinés. Les Changeformes se plaignaient d’empiétements illégaux sur leur domaine par des promoteurs peu scrupuleux de Ni-moya.

Il y avait aussi telle chose à faire, telle autre à régler…

Prestimion n’écoutait plus que d’une oreille. Ils étaient d’une insupportable sincérité, ces deux-là, Septach Melayn avec son élégance désinvolte, Gialaurys à sa manière plus carrée. Septach Melayn avait toujours voulu donner l’impression de quelqu’un qui ne prend rien au sérieux, mais Prestimion savait que ce n’était qu’une attitude ; quant à Gialaurys, il n’était que sérieux imperturbable, un bloc massif de robuste bon sens. Prestimion ressentait plus douloureusement que jamais la perte de l’insaisissable petit duc Svor qui avait eu de nombreux défauts, mais pas celui d’une sincérité excessive. Svor avait été le médiateur idéal entre les deux autres.

Quelle idiotie de sa part de s’exposer sur le champ de bataille à Thegomar Edge, lui qui était fait pour intriguer et conspirer dans l’ombre ! Svor n’avait jamais su se battre ; quelle folie l’avait pris de vouloir participer à cette sanglante bataille ? Aujourd’hui, il n’était plus là. Prestimion se demandait s’il pourrait jamais trouver quelqu’un pour le remplacer.