Il en allait de même pour Thismet. Surtout, surtout pour Thismet. Jamais la douleur déchirante de cette perte ne le quitterait ni ne s’atténuerait avec le temps. Il se demandait si c’était la mort de Thismet qui l’avait jeté dans un abattement si profond.
Il avait assurément beaucoup de travail ; trop, lui semblait-il parfois. Mais il trouverait le moyen d’accomplir sa tâche. Tous ceux qui l’avaient précédé sur la longue liste des Coronals s’étaient trouvés devant les mêmes responsabilités écrasantes à assumer, tous les avaient endossées et avaient joué leur rôle, en bien ou en mal, selon le jugement de l’Histoire… Un jour, lui aussi serait jugé. Tout bien considéré, ils s’en étaient pour la plupart assez bien sortis.
Mais il ne parvenait pas à se débarrasser de ce mystérieux et insupportable sentiment de lassitude, de vide, de désenchantement, d’insatisfaction, qui empoisonnait son âme depuis le premier jour de son règne. Il avait espéré que l’exercice de sa charge royale l’en guérirait ; il ne semblait pas en aller ainsi.
Les tâches auxquelles il lui fallait s’atteler n’auraient très certainement pas paru aussi immenses si Thismet avait vécu. Quelle merveilleuse partenaire elle eût fait ! Fille de Coronal elle-même, au fait des difficultés inhérentes à la charge suprême et certainement plus que capable d’en résoudre un grand nombre elle-même. Thismet eût été infiniment mieux armée pour gouverner, Prestimion en était sûr, que son idiot de frère ; elle l’aurait soulagé d’une grande partie du fardeau de ses responsabilités. Mais Thismet, elle aussi, lui avait été enlevée à jamais.
Tu parles encore, Septach Melayn ? Et toi, Gialaurys ?
Prestimion jouait avec le fin cercle de métal brillant posé sur son bureau. Sa couronne « de tous les jours », comme il aimait à l’appeler, pour la distinguer de la couronne de cérémonie d’une magnificence extrême que lord Confalume s’était fait fabriquer, avec les trois énormes dianabas pourpres à mille facettes en son centre, les émeraudes et les rubis dont elle était sertie et ses incrustations de sept métaux précieux.
Confalume adorait porter cette couronne ; Prestimion l’avait fait une seule fois, pendant les premières heures de son règne. Il avait décidé de la garder dorénavant pour les grandes occasions. Il trouvait déjà quelque peu ridicule de ceindre son front du petit cercle d’argent, même s’il s’était battu avec acharnement pour obtenir le droit de le porter. Il le gardait quand même constamment à portée de main. Après tout, il était le Coronal de Majipoor.
Le Coronal de Majipoor.
Il avait placé la barre très haut et, à l’issue d’une lutte farouche, il avait atteint son but.
Ses deux plus chers amis continuaient de dresser la liste apparemment interminable des tâches qui l’attendaient et de discuter inlassablement de priorités et de stratégies, mais Prestimion ne faisait même plus semblant d’écouter. Il savait quelles tâches l’attendaient ; celles que ses deux amis venaient d’énumérer, certes, mais aussi une autre dont ils n’avaient pas fait mention. Il devait avant tout, d’emblée, imposer son autorité aux hauts fonctionnaires et aux courtisans qui formaient le pivot du gouvernement ; il devait faire la preuve qu’il était digne d’être roi, leur montrer que lord Confalume, avec l’aide du Divin, avait fait le bon choix en le désignant pour lui succéder.
Cela signifiait qu’il lui fallait penser comme un Coronal, vivre comme un Coronal, marcher comme un Coronal, respirer comme un Coronal. Telle était la tâche première ; le reste suivrait nécessairement.
Très bien, Prestimion : tu es le Coronal. Sois le Coronal.
Son enveloppe corporelle restait là, assise au bureau, feignant d’écouter Septach Melayn et Gialaurys qui élaboraient avec gravité un programme pour les premiers mois de son règne. Mais son âme vagabonde prit son essor dans le ciel froid et limpide enveloppant la cime du Château et se répandit de par le monde, se déplaçant avec une miraculeuse simultanéité dans toutes les directions.
Il s’ouvrit à Majipoor, sentit son immensité imprégner toutes les fibres de son être. Il projeta son esprit à travers la vastitude de la planète qui venait d’être confiée à ses soins.
Il devait embrasser pleinement cette vastitude, il le savait, l’intégrer à lui-même, l’inclure dans son âme.
— Les trois grands continents, vastes, immenses : Alhanroel, le plus peuplé, aux nombreuses cités ; Zimroel, aux gigantesques et luxuriantes forêts ; Suvrael, plus petit, brûlé par le soleil, dans le sud torride. Les fleuves géants, aux flots puissants. Les innombrables espèces d’arbres et de plantes, d’animaux et d’oiseaux qui emplissaient le monde de leur merveilleuse beauté. L’étendue bleu-vert de la Mer Intérieure avec ses troupes de dragons de mer se déplaçant sans hâte au long de leurs mystérieuses migrations et l’île sacrée, l’île du Sommeil, posée au milieu de ses eaux. Le second Océan, la Grande Mer, démesuré, inexploré, qui occupait l’autre hémisphère de la planète.
— Les villes merveilleuses, les cinquante grandes cités du Mont et la multitude d’autres, Sippulgar, Sefarad et Alaisor, Triggoin et ses sorciers, Kikil, Klai et Kimoise, Pivrarch et Lontano, Da, Demigon Glade et toutes les autres qui se succédaient jusqu’aux rives de la Mer Intérieure, les séparant du lointain continent de Zimroel avec ses mégalopoles en expansion permanente : Ni-moya, Narabal, Til-omon, Pidruid, Dulorn, Sempernond et ainsi de suite.
— Les milliards et les milliards d’habitants, non seulement les humains, mais ceux des autres races, les Vroons et les Skandars, les Su-Suheris, les Hjorts et les Lii, humbles et lourdauds, et les mystérieux Métamorphes, capables de changer de forme, à qui la planète appartenait dans sa totalité avant qu’on ne les en dépossède, plusieurs milliers d’années auparavant.
Tout cela était aujourd’hui entre ses mains.
Les siennes.
Oui, les siennes.
Les mains de Prestimion de Muldemar ; le nouveau Coronal de Majipoor.
Prestimion éprouva brusquement le désir pressant de contempler le monde non plus en esprit mais comme un être de chair et de sang, d’explorer cette planète qui lui avait été confiée. Tout voir, être partout à la fois, se repaître des merveilles infinies de Majipoor. De la peine et de la solitude de cette étrange nouvelle vie qui allait être la sienne jaillit en un grand flot impétueux le désir passionné de visiter les provinces d’où étaient venus les présents de son couronnement. De payer de retour, d’une certaine manière, ceux qui avaient offert ces cadeaux en leur faisant don de sa personne.
Un monarque doit connaître son royaume de visu. Jusqu’à l’époque de la guerre civile, où, d’un champ de bataille à l’autre, il avait parcouru Alhanroel en tous sens, sa vie avait été presque exclusivement centrée sur le Mont du Château, puis sur le Château lui-même. Il avait visité quelques-unes des Cinquante Cités, bien entendu, et fait un voyage, dans sa prime jeunesse, sur les côtes orientales de Zimroel, à l’occasion duquel il avait rencontré Gialaurys à Piliplok et s’était lié d’amitié avec lui. Sinon, il n’avait pas vu grand-chose du monde.
Mais la guerre avait donné à Prestimion l’appétit du voyage. Elle l’avait conduit au cœur d’Alhanroel vers des cités et des régions qu’il n’aurait jamais pensé voir ; il avait contemplé la stupéfiante puissance de la Fontaine de Gulikap, l’irrépressible gerbe jaillissante d’énergie pure, franchi les Monts Trikkala pour découvrir les magnifiques zones agricoles qui s’étendaient de l’autre côté des crêtes effrayantes, traversé en allant au bout de ses forces le sinistre et terrible désert du Valmambra pour atteindre, tout au nord, la lointaine Triggoin, la cité des sorciers. Et pourtant il n’avait vu qu’une minuscule parcelle des merveilles de Majipoor.