Выбрать главу

Il avait soudain envie d’en connaître plus. Il n’avait pas pris conscience, jusqu’à cet instant, de la force de cette envie. Le désir s’emparait de lui, prenait possession de tout son être. Combien de temps pourrait-il rester majestueusement terré dans l’enceinte luxueuse du Château, occupant, jour après jour, son temps à des activités aussi mornes que s’entretenir avec des membres potentiels du Conseil ou étudier le programme législatif que lui avait soumis l’administration de lord Confalume alors que le monde glorieux qui s’étendait au-delà de ces murs l’appelait, l’exhortait à partir à sa découverte. À défaut de Thismet, il aurait tout Majipoor pour le consoler de sa perte. Voir tout ce que contenait la planète, la toucher, la goûter, la sentir. La boire goulûment, la dévorer. Se présenter à ses sujets en disant : « Regardez, je suis là, devant vous, Prestimion, votre roi ! »

— Assez ! fit-il brusquement en relevant la tête, interrompant Septach Melayn au beau milieu d’une phrase. Voulez-vous, mes amis, m’épargner la suite pour aujourd’hui ?

Septach Melayn le considéra de toute sa hauteur.

— Tu ne te sens pas bien, Prestimion ? Tu as l’air bizarre, d’un seul coup.

— Bizarre ?

— Tendu. Crispé.

— J’ai mal dormi ces dernières nuits, expliqua Prestimion avec indifférence.

— Voilà ce que c’est de dormir seul, monseigneur, lança Septach Melayn avec un clin d’œil et un petit rire grivois.

— Certainement, fit Prestimion d’un ton glacial. Un problème de plus à résoudre, quand le moment sera venu.

Il laissa planer un long et froid silence pour montrer à Septach Melayn qu’il ne trouvait pas sa remarque amusante.

— Le véritable problème, Septach Melayn, reprit-il, est que je sens au plus profond de moi une grande nervosité. Je le sens depuis l’instant où cette couronne s’est posée sur mon front. Le Château a commencé à me donner l’impression d’être une prison.

Septach Melayn et Gialaurys échangèrent un regard troublé.

— Est-ce vrai, monseigneur ? demanda prudemment Septach Melayn.

— C’est l’impression que j’ai, oui.

— Tu devrais demander à Dantirya Sambail ce qu’il pense d’être un vrai prisonnier, poursuivit Septach Melayn en roulant exagérément les yeux.

Il est incorrigible, songea Prestimion.

— Je le ferai en temps voulu, répliqua-t-il sans sourire. Mais je te rappelle que Dantirya Sambail est un criminel. Je suis un roi.

— Qui réside dans le plus grand de tous les châteaux, fit Gialaurys. Préférerais-tu te retrouver sur un champ de bataille ? Dormir sous la pluie dans la forêt de Moorwath, à l’abri du feuillage des vakumbas. Patauger dans la boue sur les rives du Jhelum ? Traverser les marais de Beldak ? Ou bien errer en délirant dans le désert du Valmambra ?

— Ne raconte pas de bêtises, Gialaurys. Tu ne comprends pas ce que je dis ; vous ne comprenez ni l’un ni l’autre. Est-ce le Labyrinthe, suis-je le Pontife pour être obligé de rester éternellement au même endroit ? Ma vie n’a pas le Château pour frontières. J’ai consacré ces dernières années toutes mes forces à devenir Coronal ; maintenant que ce but est atteint, j’ai l’impression que tout ce que j’ai accompli est d’être devenu le roi des documents et des réunions. Depuis la fin des fêtes du couronnement, je suis là, jour après jour, dans ce bureau, aussi magnifique qu’il soit, et j’aspire de tout mon cœur à être ailleurs… Mes amis, il faut que je parte quelque temps voir le monde.

— Tu ne songes pas à faire un Grand Périple, Prestimion ? fit Septach Melayn d’une voix inquiète. Prestimion ! Pas déjà ! Pas dès le premier mois de ton règne… ni même la première année.

— Non, répondit Prestimion en secouant la tête. Il est beaucoup trop tôt pour cela, j’en conviens.

Que voulait-il au juste ? Même pour lui, c’était loin d’être clair. Il improvisa une réponse.

— De courtes visites, peut-être… Pas un Grand Périple mais un petit, dans une demi-douzaine des Cinquante Cités. Disons deux ou trois semaines çà et là sur le Mont. Pour me rapprocher du peuple, pour avoir une idée de ce qu’il pense. J’étais trop occupé ces dernières années pour m’intéresser à autre chose que lever des armées et dresser des plans de bataille.

— Tu peux assurément te rendre dans certaines des cités les plus proches, approuva Septach Melayn. Mais il faudra du temps – des semaines, voire des mois – pour mettre sur pied le plus simple des voyages officiels. Tu le sais bien. Les dispositions à prendre pour te loger comme il convient, le programme des manifestations à établir, les réceptions, les banquets à organiser…

— Encore des banquets, fit Prestimion d’un ton morne.

— On ne peut y échapper, monseigneur. Mais j’ai une meilleure idée, s’il s’agit simplement de t’échapper du Château pour de brèves visites dans des cités proches.

— J’écoute.

— Korsibar, dit-on, voulait aussi voyager sur le Mont quand il était Coronal. Il le faisait secrètement, sous un déguisement, en utilisant un appareil inventé par Thalnap Zelifor, ce sorcier Vroon sournois, qui lui permettait de changer d’apparence. Tu pourrais faire la même chose en changeant d’apparence à ton gré et personne ne le saurait.

— Je te rappelle, Septach Melayn, répondit Prestimion en le considérant d’un air dubitatif, qu’en ce moment-même Thalnap Zelifor est sur la route de l’exil, à Suvrael, et que tout son attirail l’accompagne.

— C’est vrai, fit Septach Melayn en se rembrunissant. J’avais oublié.

Mais son visage s’éclaira aussitôt.

— Nous n’avons pas vraiment besoin de faire appel à la magie, reprit-il. J’ai cru comprendre qu’un jour, à Sipermit, si ma mémoire est bonne, l’appareil de Korsibar n’avait pas fonctionné et qu’on l’avait surpris en train de reprendre sa véritable apparence. Cet incident a donné naissance à ces rumeurs stupides selon lesquelles Korsibar était un Métamorphe. Mais si tu portais une fausse barbe et un foulard sur la tête en t’habillant comme un homme du peuple…

— Une fausse barbe ! pouffa Prestimion.

— Oui. Et je t’accompagnerais. Ou Gialaurys, ou nous deux, déguisés comme toi. Nous pourrions partir en douce à Bibiroon ou Upper Sunbreak, à Banglecode, Greel ou une autre cité de ton choix. Nous y passerions une ou deux nuits à faire la fête loin du Château et personne n’en saurait rien. Qu’en dis-tu, Prestimion ? Cela apaiserait-il, au moins partiellement, cette nervosité qui est en toi ?

— L’idée me plaît, répondit Prestimion en sentant un élan de joie dans sa poitrine, pour la première fois depuis de longues semaines. Elle me plaît même beaucoup.

Il eût quitté avec plaisir le Château le soir même. Mais non, impossible. Il y avait encore des réunions auxquelles il devait assister, des propositions à étudier, des décrets à signer. Il n’avait jamais compris jusqu’alors la pleine signification du vieil adage selon lequel il était folie d’aspirer à être le maître du royaume, car on se rendait compte en peu de temps qu’on devenait en réalité son esclave.

Il fut interrompu dans ses pensées par la voix de Nilgir Sumanand, le nouveau majordome du Coronal.

— Monseigneur, le prince Abrigant de Muldemar demande à vous voir.

— Faites-le entrer.