Long et mince, Abrigant était de sept ans le cadet de Prestimion et l’aîné de ses deux frères survivants. Il entra d’un pas décidé dans le bureau royal. Il portait maintenant le titre de prince de Muldemar, repris à Prestimion après son élévation à la charge de Coronal. Prestimion envisageait sérieusement de lui donner un siège au Conseil, pas tout de suite peut-être, mais après lui avoir laissé le temps de mûrir.
On eût plus facilement pris Abrigant pour le frère de Septach Melayn que pour celui de Prestimion tellement ils différaient au physique. Contrairement à Prestimion, râblé et court de stature, Abrigant était grand et efflanqué ; ses cheveux, blonds comme ceux de son frère, avaient un luisant et un éclat dont ceux de Prestimion avaient toujours été dépourvus. Il avait fière allure, le jeune Abrigant, vêtu comme pour une réception officielle d’un riche pourpoint d’un rouge rosé ajusté et pincé à la taille, à la manière des tailleurs d’Alaisor, et d’amples et longues chausses dans les mêmes tons, glissées dans de hautes bottes en cuir jaune d’Estotilaup, garnies de lacets en dentelle.
Il adressa à son frère non seulement le symbole de la constellation mais une profonde révérence, en s’inclinant exagérément. D’un geste agacé de la main, Prestimion lui fit signe d’en finir avec les démonstrations de révérence.
— C’est un peu trop, Abrigant. Même beaucoup trop !
— Tu es le Coronal maintenant, Prestimion !
— C’est vrai, mais tu es toujours mon frère. Le symbole de la constellation suffira. Amplement. Septach Melayn m’a dit, poursuivit Prestimion en se remettant à jouer avec la mince couronne, que tu avais quelques idées à me soumettre. À propos, si j’ai bien compris, de la manière dont nous pourrions soulager les régions souffrant de récoltes catastrophiques ou d’autres perturbations.
— Il a dit cela ? fit Abrigant, l’air perplexe. Ce n’est pas exactement ce dont il s’agit. Je sais que diverses régions d’Alhanroel se trouvent brusquement dans une situation difficile. Mais je n’en connais ni le pourquoi ni le comment, sinon pour quelques raisons évidentes comme l’effondrement du barrage de Mavestoi et l’inondation de la vallée du Iyann. Le reste est un mystère pour moi. Quelle peut être la cause de ces soudaines pénuries locales des récoltes ? La volonté du Divin, j’imagine.
Des déclarations de ce genre troublaient Prestimion et il en entendait de plus en plus souvent. Que pouvait-il attendre d’autre, lui qui avait tenu tout son entourage dans l’ignorance des événements les plus marquants de l’époque ? Son propre frère, un intime entre les intimes, qui, du moins l’espérait-il, deviendrait un jour un de ses plus proches conseillers, un membre du Conseil royal, ignorait tout de la guerre et de ses conséquences. Il en ignorait tout !
Une terrible guerre civile avait dévasté pendant deux années entières des provinces de Majipoor et Abrigant n’en soupçonnait rien. En le maintenant dans une telle ignorance, comment attendre de lui qu’il prenne des décisions rationnelles en matière d’affaires publiques. L’espace d’un moment, Prestimion fut tenté de tout lui avouer, mais il se retint. Il avait pris avec Septach Melayn et Gialaurys la décision irrévocable qu’ils seraient les seuls à connaître la vérité. Toute révélation était maintenant exclue, même à Abrigant.
— Tu n’es donc pas venu proposer des remèdes pour les provinces dans la détresse ?
— Non. Mes idées concernent les moyens d’améliorer le bien-être économique d’une manière générale. Si l’ensemble de la planète s’enrichit, les provinces dans la détresse recevront l’aide de toutes les autres. Voilà sans doute ce qui a poussé Septach Melayn à se méprendre sur l’objet de ma visite.
— J’écoute, fit Prestimion avec embarras.
Le sérieux de son frère lui paraissait fort étrange. L’Abrigant qu’il connaissait était énergique, impétueux, parfois même quelque peu exalté. Au cours des combats contre l’usurpateur, il s’était conduit en guerrier courageux et féroce. Mais un homme d’idées, non. Son frère n’avait jamais montré une grande aptitude pour l’abstraction. Abrigant était un athlète : la chasse, la course, le sport sous toutes ses formes, voilà ce qui l’avait toujours intéressé. Mais la maturité lui venait peut-être plus rapidement que Prestimion ne l’aurait imaginé.
Abrigant hésitait ; il semblait mal à l’aise lui aussi.
— Je sais parfaitement, Prestimion, commença-t-il au bout d’un moment, comme s’il lisait dans l’esprit de son frère, que tu me prends pour un esprit superficiel. Mais maintenant je lis et j’étudie beaucoup. J’ai engagé des spécialistes pour me donner des cours en matière d’affaires publiques. Je…
— Je t’en prie, Abrigant, coupa Prestimion. Je sais que tu n’es plus un enfant.
— Merci. Je tenais juste à ce que tu comprennes que j’ai beaucoup réfléchi à ces questions.
Abrigant s’humecta les lèvres et prit une longue inspiration avant de poursuivre.
— Ce que j’ai à dire, c’est simplement ceci. Nous avons bénéficié d’une période de prospérité économique sous le long règne de lord Confalume à la suite de celui de lord Prankipin. On peut dire que nous avons connu un âge d’or. Mais la planète est loin d’être aussi prospère qu’elle devrait l’être, compte tenu de la richesse de nos ressources naturelles et de la stabilité générale de notre système politique.
La stabilité générale ?
Avec la guerre civile qui n’était achevée que depuis quelques semaines ? Prestimion se demanda s’il y avait de l’ironie dans les propos de son frère, si Abrigant pouvait avoir conservé plus de souvenirs des récents événements qu’il ne voulait le montrer. Mais non. Il n’y avait pas la moindre trace d’ambiguïté dans le regard sérieux et franc de son frère. Ses yeux, vert d’eau comme ceux de Prestimion, restaient braqués sur lui avec une intensité pleine de gravité et de simplicité.
— Le gros inconvénient, disait Abrigant, est évidemment la rareté des métaux. Nous avons toujours manqué de fer sur Majipoor, mais aussi de nickel, de plomb, d’étain. Il y a du cuivre, c’est vrai, de l’or et de l’argent, mais pas grand-chose d’autre. Nous sommes très désavantagés dans ce domaine. Sais-tu pourquoi, Prestimion ?
— La volonté du Divin, je suppose.
— On peut dire ça, en effet. La volonté du Divin était de pourvoir la plupart des planètes d’un solide noyau de fer ou de nickel ; elles ont aussi d’abondantes réserves de ces métaux dans leur écorce. Mais Majipoor est plus légère, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous avons des roches légères, creusées de vastes cavités naturelles alors que d’autres mondes renferment ces lourdes masses de métal. Il n’y en a pas beaucoup non plus sur la partie superficielle de Majipoor, ce qui explique pourquoi la pesanteur n’est pas très forte ici, malgré la taille de notre planète. Si elle était composée d’autant de métal que certaines autres, nous serions probablement écrasés par une effrayante force d’attraction. Même si nous n’étions pas écrasés, nous n’aurions pas la force de lever un doigt. Pas un seul doigt, Prestimion ! Tu me suis ?
— J’ai quelques lumières sur les lois de la pesanteur, répondit Prestimion, stupéfait d’entendre Abrigant lui faire un cours sur le sujet.
— Bien. Tu conviendras donc que cette absence de métaux a constitué pour nous un certain handicap économique. Que nous n’avons jamais été en mesure de construire des vaisseaux spatiaux ni même un réseau de transport aérien ou ferroviaire. Que nous dépendons d’autres planètes pour une grande partie de notre approvisionnement en métaux et que cela a été coûteux de bien des manières.
— J’en conviens. Mais tu sais, Abrigant, nous ne nous sommes pas si mal débrouillés. Notre population est considérable, mais personne ne meurt de faim ; il y a du travail pour tout le monde ; nous avons de magnifiques et gigantesques cités ; la société jouit depuis des milliers d’années d’une remarquable stabilité sous un gouvernement planétaire.