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— Parce que nous avons partout ou presque un climat merveilleux, un sol fertile et quantité de plantes et d’animaux utiles, aussi bien terrestres que marins. Mais la famine frappe des tas de gens en ce moment même dans des endroits comme la vallée du Iyann. On rapporte que les récoltes sont mauvaises dans d’autres régions, que les greniers sont vides, que des fabriques sont obligées de fermer leurs portes à cause d’étranges et récentes perturbations dans le transport des matières premières et ainsi de suite.

— Ce sont des difficultés temporaires, fit Prestimion.

— Peut-être. Mais ces événements vont mettre l’économie à rude épreuve, n’est-ce pas, mon frère ? J’ai beaucoup lu, ces derniers temps, je te l’ai dit. Cela m’a permis de comprendre qu’une perturbation à tel endroit peut en entraîner une autre ailleurs, qui provoquera à son tour des troubles dans un troisième endroit très éloigné des deux premiers. Avant d’avoir eu le temps de se rendre compte de quoi que ce soit, le problème s’est étendu à l’ensemble de la planète. Il se peut, je le crains, que tu aies à faire face à cette situation avant d’avoir passé de longs mois sur le trône.

Prestimion hocha lentement la tête ; la conversation devenait assommante.

— Que proposes-tu, Abrigant ?

— D’augmenter notre production de métaux, de fer en particulier. Si nous avions plus de fer, nous pourrions fabriquer plus d’acier pour l’industrie et les transports, ce qui permettrait une grande expansion du commerce à la fois sur Majipoor et avec les planètes voisines.

— Comment comptes-tu y parvenir ? Par la sorcellerie, peut-être ?

— Je t’en prie, mon frère, ne sois pas condescendant, répliqua Abrigant, l’air blessé. J’ai beaucoup lu ces derniers temps.

— Tu ne cesses de le répéter.

— Je sais, par exemple, que tout au sud, à l’est de la province d’Aruachosia, il existe un endroit où le sol est si riche en minerais que les plantes elles-mêmes contiennent du fer et du cuivre dans leurs tiges et leurs feuilles. Il suffit de les chauffer pour obtenir une abondante récolte de métal.

— Skakkenoir, oui, fit Prestimion. C’est un mythe, Abrigant. Nul n’a jamais pu trouver ce pays merveilleux.

— A-t-on véritablement essayé ? En fouillant dans les archives, je n’ai trouvé trace que d’une seule expédition, sous le règne de Guadeloom, il y a plusieurs milliers d’années. Nous devrions en lancer une autre, Prestimion ; je parle très sérieusement. Mais j’ai d’autres suggestions. Sais-tu, mon frère, qu’il est possible de fabriquer du fer, du zinc et du plomb à partir de substances telles que le charbon de bois et la terre ? Je ne parle pas de sorcellerie, même si une science de cette nature semble assurément friser la sorcellerie ; il s’agit bien d’une science. Des recherches ont été faites. Je peux te présenter des gens qui ont accompli cette transformation. À une échelle modeste, certes, très modeste, mais avec un soutien approprié, un financement du trésor royal…

Prestimion observa attentivement son frère ; c’était bien un nouvel Abrigant qu’il avait devant lui.

— Tu connais ces gens ?

— Pas personnellement, je l’avoue. Mais je le tiens de bonne source. J’insiste, mon frère, pour que…

— N’en dis pas plus, Abrigant. Tu as piqué mon attention. Amène-moi tes sorciers qui fabriquent du métal ; je leur parlerai.

— Des scientifiques, Prestimion. Des scientifiques.

— Comme tu voudras. Même si celui qui est capable de transformer en fer le charbon de bois ressemble beaucoup pour moi à un mage. Mages ou scientifiques, peu importe, je peux leur consacrer une heure de mon temps pour en savoir plus long sur leur art. Je suis d’accord avec ton raisonnement. Une production accrue de métaux procurera à Majipoor de grands bienfaits économiques. Mais pouvons-nous réellement obtenir ces métaux ?

— J’en suis convaincu, mon frère.

— Nous verrons bien.

Prestimion se leva pour accompagner Abrigant jusqu’à la porte du bureau au parquet richement incrusté de bandes de ghazyn, de bannikop et d’autres bois précieux.

— Encore une chose, Prestimion, fit Abrigant à la porte. Est-il vrai que notre cousin Dantirya Sambail est emprisonné au Château ?

— Tu es au courant ?

— Est-ce vrai ?

— Oui. Il est confortablement logé dans les tunnels de Sangamor.

— Par le Divin, mon frère, tu ne parles pas sérieusement s’écria Abrigant. Quelle est cette folie ? Le Procurateur est trop dangereux pour être traité de la sorte !

— C’est précisément parce qu’il est dangereux que je l’ai fait enfermer là où il se trouve.

— Mais offenser un homme qui détient un tel pouvoir et qui a une telle propension à la colère…

— L’offense, coupa Prestimion, vient de lui et mérite ce traitement. Pour ce qui est de la nature de cette offense, elle ne concerne nul autre que moi-même. Et quel que soit le pouvoir de Dantirya Sambail, le mien est encore plus grand. En temps et lieu, je m’occuperai de lui comme il le mérite, tu as ma parole, et justice sera faite. Je te remercie du fond du cœur pour cette visite, mon frère. Puisse-t-elle nous être profitable à tous.

6

— Et le nouveau Coronal, demanda Dekkeret, que penses-tu de lui ?

— Que veux-tu que j’en pense ? répondit sa cousine Sithelle. Il est nouveau, c’est tout ce que je peux dire. Très intelligent, à ce qu’on raconte ; nous en saurons plus avec le temps… Ah ! il paraît aussi qu’il est tout petit.

— Comme si cela avait de l’importance, répliqua Dekkeret avec dédain. Mais j’imagine que cela compte, du moins pour toi. Il ne pourrait pas t’épouser : tu serais beaucoup trop grande pour lui. Ça ne collerait pas.

Les deux jeunes gens marchaient au bord de la gigantesque et imprenable muraille de monolithes noirs entourant leur cité natale de Normork, une des douze Cités des Pentes du Mont, loin de lord Prestimion et de son Château. Dekkeret n’avait pas encore dix-huit ans ; grand, bien découplé, doté d’une belle carrure, il émanait de sa personne une impression de force et de confiance. De deux ans sa cadette, Sithelle avait presque la même taille, mais sa silhouette souple et gracile la faisait paraître presque fragile à côté de son robuste cousin.

— Moi, épouser le Coronal ? fit Sithelle en partant d’un rire argentin. Crois-tu que cette idée m’ait traversé l’esprit ?

— Et comment ! Toutes les jeunes filles de Majipoor ont aujourd’hui la même idée en tête. « Lord Prestimion est jeune, séduisant et célibataire ; un jour ou l’autre, il prendra femme. Pourquoi pas moi ? » N’ai-je pas raison, Sithelle ? Non, bien sûr que non. J’ai toujours tort. Et jamais tu n’avouerais qu’il t’intéresse, même si c’était vrai. N’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? Jamais un Coronal n’épouse une roturière ! Tu dis des bêtises, ajouta-t-elle en passant le bras dans celui de son cousin. Comme d’habitude, Dekkeret !

Une profonde amitié les liait : c’était bien le problème. Leurs familles avaient toujours espéré qu’ils s’uniraient, mais ils avaient grandi ensemble et se considéraient presque comme frère et sœur. Elle était belle, Sithelle, avec sa longue et souple chevelure de feu et ses yeux gris-violet, pétillants d’espièglerie. Mais Dekkeret savait qu’il n’avait pas plus de chances d’épouser un jour Sithelle que… euh… que Sithelle d’épouser lord Prestimion. Encore moins, en vérité, car il était au moins concevable qu’elle rencontre le Coronal et devienne son épouse alors qu’il était exclu qu’il la choisisse pour femme.