Ils continuèrent de marcher un moment en silence. Le bord du mur était si large que dix personnes pouvaient marcher de front sur la route qui le longeait. Mais il n’y avait pas grand-monde ; c’était l’heure du soir où les ombres s’allongeaient. L’orbe vert doré du soleil tombait sur l’horizon ; il allait bientôt disparaître derrière la masse colossale du Mont du Château.
— Regarde, fit Dekkeret en tendant le bras vers la cité.
Ils se trouvaient à l’endroit où le mur suivant les contours accidentés du Mont s’écartait en formant une grande courbe pour contourner un éperon rocheux. Le vieux palais des comtes de Normork était niché dans les replis de l’énorme saillie en pointe.
C’était un édifice carré de basalte gris, bas, ramassé, sans ouvertures ou presque, surmonté de six minarets à l’aspect menaçant, qui ressemblait plus à une forteresse qu’à un palais. Tout à Normork avait cet aspect : solide, replié sur soi, bien défendu, comme si les bâtisseurs de la ville avaient considéré comme une menace permanente l’éventualité d’une invasion par quelque cité voisine. Le mur d’enceinte, la caractéristique la plus fameuse de Normork, enveloppait la cité comme la carapace d’une tortue. Il était si imposant qu’il eût presque été plus juste de dire que Normork était un appendice du mur plutôt que de parler de lui comme d’une caractéristique de la cité.
Ce mur protégeant étroitement Normork de tous côtés était percé d’une seule porte, une misérable ouverture qui, de temps immémorial, était bouclée tous les soirs à double tour, de sorte que si l’on n’entrait pas dans la cité avant la tombée de la nuit, il fallait attendre le lendemain matin. Le mur de Normork, prétendait-on, avait été construit sur le modèle des énormes blocs de pierre, aujourd’hui en ruine pour la plupart, qui protégeaient jadis Velalisier, la capitale préhistorique des Métamorphes. Mais des milliers d’années s’étaient écoulées depuis que la dernière guerre avait fait rage sur Majipoor. Qui étaient les ennemis, se demandait souvent Dekkeret, contre qui cette muraille colossale avait été élevée ?
— C’est le palais que tu montres ? demanda Sithelle. Qu’est-ce qu’il a ?
De longues bandes de tissu jaune pendaient d’un bout à l’autre de la façade lisse de l’édifice.
— Tu vois, fit Dekkeret. Ils ont gardé les banderoles de deuil.
— Pourquoi pas ? Cela ne fait pas si longtemps que le comte et son frère sont morts.
— Cela me paraît très long. Plusieurs mois.
— Non, il n’y a que quelques semaines. Je sais, on a l’impression que cela fait bien plus longtemps, mais ce n’est pas vrai.
— Il est quand même bizarre, poursuivit Dekkeret, qu’ils soient tous deux morts si jeunes.
Un accident de bateau sur le lac Roghoiz où les deux frères s’adonnaient à la pêche sportive, selon la version officielle.
— Est-il possible que cela se soit réellement passé comme on le dit ?
Sithelle lui lança un regard perplexe.
— Y a-t-il des raisons d’en douter ? Les nobles meurent si souvent dans des accidents de pêche ou de chasse.
— On nous demande de croire que le comte Iram a pris un scamminaup si gros que le poisson l’a entraîné dans le lac où il s’est noyé. Ce scamminaup devait avoir la taille d’un dragon de mer, Sithelle ! Je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il n’a pas simplement lâché la ligne. Et on nous dit que Lamiran, en essayant de le secourir, s’est noyé lui aussi. Tout cela est bien difficile à croire.
— Qui aurait intérêt à raconter des mensonges ? fit Sithelle avec un petit haussement d’épaules. Et qu’est-ce que cela changerait ? Ils sont morts, non ? Meglis est le nouveau comte de Normork et voilà !
— Oui, fit Dekkeret. Je suppose. C’est quand même étrange.
— Quoi ?
— Tant de morts en si peu de temps. Des hommes de condition élevée – duc, marquis et comtes –, mais aussi quantité de gens du peuple. Mon père, tu le sais, voyage beaucoup sur le Mont pour ses affaires. Bibiroon, Stee, Banglecode, Minimool, toutes sortes d’endroits. Il m’a dit qu’on voit partout des banderoles de deuil flottant sur les bâtiments publics et les résidences privées. Beaucoup de gens sont morts récemment. Énormément. C’est difficile à expliquer.
— Sans doute, fit Sithelle qui ne semblait pas très intéressée.
— Cela me préoccupe, insista Dekkeret. Des tas de choses me préoccupent ces temps-ci. Tu n’as pas une impression de confusion depuis quelques semaines ? Je ne parle pas seulement de la disparition du comte et de son frère. Le vieux Pontife meurt aussi, Confalume prend sa place, Prestimion devient Coronal. Tout semble arriver si vite.
— Les choses n’allaient pas vite pendant l’agonie de Sa Majesté. Cela paraissait interminable.
— Mais dès qu’il a rendu l’âme… Hop ! hop ! Tout est arrivé en même temps ! Les obsèques de Prankipin et, une semaine après, le sacre de lord Prestimion…
— Je ne pense pas que les deux événements étaient si rapprochés, objecta Sithelle.
— Peut-être pas. Mais j’ai eu cette impression.
Ils avaient dépassé le palais et arrivaient du côté de la cité d’où on apercevait Morvole sur sa pointe de relief en saillie. Une tour de guet dans le mur offrait un poste d’observation d’où on voyait sur la gauche les sinuosités de la route serpentant à travers les dentelures de la Crête de Normork pour plonger vers les contreforts du Mont et sur la droite les cités de l’anneau supérieur. Il était même possible de distinguer, de la manière la plus ténue qui soit, à une altitude invraisemblable, la ceinture de brouillard permanent qui enveloppait les zones supérieures de la colossale montagne, dérobant à la vue le sommet du Mont et le Château qui le couronnait.
Sithelle gravit rapidement les étroits degrés de pierre de la tour de guet, laissant Dekkeret loin derrière elle. La svelte jeune fille aux longues jambes était extrêmement vive et agile. Dekkeret la suivait d’un pas plus pesant. Il avait des membres relativement courts pour son torse massif et préférait le plus souvent marcher sans se presser.
Quand il la rejoignit, elle tenait le garde-fou et regardait droit devant elle. Dekkeret vint se placer tout près. L’air était limpide et doux, avec une légère fraîcheur donnant un avant-goût de la petite pluie à venir, comme chaque jour en fin de soirée. Dekkeret laissa son regard s’élever jusqu’à l’endroit où il imaginait le Château accroché aux escarpements sommitaux, des milliers de mètres plus haut, invisible d’où il se trouvait.
— Il paraît que le nouveau Coronal va bientôt venir en visite officielle, fit Dekkeret au bout d’un moment.
— Quoi ? Déjà un Grand Périple ? Je croyais qu’un Coronal ne faisait pas cela avant d’avoir passé au moins deux ou trois ans sur le trône.
— Pas un Grand Périple, non. Juste une brève visite dans quelques-unes des cités du Mont. C’est mon père qui le dit ; il entend beaucoup de choses au cours de ses voyages.
— Si seulement c’était vrai ! s’écria Sithelle en se tournant vers lui, les yeux brillants. Voir le Coronal en chair et en os !…
— J’ai vu lord Confalume un jour, coupa Dekkeret, agacé par cette impatience haletante.
— C’est vrai ?
— À Bombifale, quand j’avais neuf ans. J’étais avec mon père et le Coronal était l’invité de l’Amiral Gonivaul. Je les ai vus ensemble dans un grand flotteur. On reconnaît tout de suite Gonivaul ; il a une grosse barbe touffue qui lui couvre tout le visage et d’où ne sortent que les yeux et le nez. Lord Confalume était à côté de lui… quel air majestueux ! Rayonnant. Il était dans la force de l’âge, à l’époque. On avait l’impression qu’il ruisselait de lumière. Quand ils sont passés devant moi, j’ai fait un signe de la main et il a répondu en souriant ; un sourire naturel, serein, comme s’il avait voulu me faire part de son bonheur d’être Coronal. Plus tard, mon père m’a emmené au palais de Bombifale où lord Confalume siégeait, entouré de sa cour. Il a encore souri, comme pour me faire comprendre qu’il me reconnaissait. C’était une sensation extraordinaire de se trouver en sa présence, de sentir la force qui émanait de lui, la bonté. L’un des plus beaux moments de ma vie.