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— Prestimion était là ? demanda Sithelle.

— Prestimion ? Avec le Coronal, tu veux dire ? Non, non, Sithelle. Cela remonte à neuf ans ; Prestimion n’était pas un personnage en vue à l’époque. Il n’était qu’un des jeunes princes du Mont du Château et ils sont légion. Son ascension n’est venue que bien plus tard. Mais Confalume… Ah ! Confalume ! Quel homme merveilleux. Prestimion aura beaucoup à faire pour se montrer digne de lui, maintenant qu’il a pris sa succession.

— Crois-tu qu’il réussira ?

— Qui sait ? Tout le monde s’accorde à dire qu’il est intelligent et énergique, mais il faut lui donner le temps de faire ses preuves.

Le soleil avait disparu ; les premières gouttes de pluie commençaient à tomber, plusieurs heures avant le moment habituel. Dekkeret proposa sa veste à Sithelle, mais elle refusa en commençant à redescendre les marches de la tour de guet.

— Si Prestimion vient vraiment à Normork, Sithelle, je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour le rencontrer. Personnellement. Je voudrais lui parler.

— Eh bien, tu n’auras qu’à t’avancer vers lui et lui dire qui tu es. Il t’invitera à t’asseoir à ses côtés et partagera un flacon de vin avec toi.

— Je parle sérieusement, fit-il, irrité par ses sarcasmes.

La pluie semblait ne pas devoir se prolonger au-delà des quelques gouttes qui étaient tombées. Elle laissait dans l’air une odeur agréable. Ils poursuivirent leur route vers le couchant, le long de la masse noire du mur.

— Tu n’imagines pas que je veux passer le reste de ma vie à Normork et travailler avec mon père ?

— Qu’est-ce que cela aurait de si terrible ? Il y a bien pire.

— Certainement. Mais mon but est de devenir un chevalier du Château et de m’élever à une haute position dans le gouvernement.

— Bien sûr. Et de devenir Coronal un jour, je suppose ?

— Pourquoi pas ? répondit Dekkeret, de plus en plus agacé. Tout le monde peut y parvenir.

— Tout le monde ?

— À condition d’être assez bon.

— Et bien apparenté, ajouta Sithelle. On ne place pas en général un roturier sur le trône.

— Mais c’est possible, insista Dekkeret. Crois-moi, Sithelle, tout le monde peut accéder à la charge suprême. Il suffit d’être choisi par le Coronal sortant ; rien ne lui impose de nommer quelqu’un de la noblesse du Château si ce n’est pas sa décision. Qu’est-ce qu’un noble, de toute façon, sinon le descendant d’un roturier du passé ? Ce n’est pas comme si l’aristocratie constituait une espèce distincte… Écoute, Sithelle, je ne dis pas que j’espère devenir Coronal ni même que j’en aie envie ! C’est toi qui as lancé cette idée ! Je veux simplement être autre chose qu’un petit marchand obligé de passer toute une vie à voyager sur le Mont en allant d’une cité à l’autre pour vendre ses marchandises de porte en porte à des clients indifférents qui, pour la plupart, le traitent comme un chien. Le métier de colporteur n’a rien de déshonorant, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une vie consacrée au service public serait infiniment plus…

— D’accord, Dekkeret, je regrette de t’avoir taquiné. Mais, je t’en prie, cesse de discourir, tu me donnes mal à la tête.

En voyant Sithelle poser le bout de ses doigts sur ses tempes, Dekkeret sentit son irritation s’envoler.

— C’est vrai ?… Tu te plaignais hier aussi d’une migraine et je ne faisais pas de discours.

— En fait, reprit Sithelle, j’ai souvent des maux de tête depuis une quinzaine de jours. Des battements terribles dans ma tête. Je ne souffrais pas de cela avant.

— As-tu consulté quelqu’un ? Un médecin ? Une interprète des rêves ?

— Pas encore, mais je m’inquiète. Certaines de mes amies en ont aussi… Et toi, Dekkeret ?

— Des maux de tête ? Non, je n’ai rien remarqué de particulier.

— Si tu n’as rien remarqué, c’est que tu n’en as pas.

Ils atteignaient le large escalier de pierre qui reliait le haut du mur à la place Melikand, à l’entrée de la Vieille Ville. Ce quartier était un dédale de petites rues revêtues de pavés gris-vert, à l’aspect huileux. Dekkeret préférait de loin les larges boulevards en courbe de la Cité Nouvelle, mais il avait toujours trouvé la Vieille Ville charmante et pittoresque. Ce jour-là, pourtant, elle lui parut étrangement sinistre, presque rebutante.

— Pas des maux de tête, non, reprit-il. Mais il y a eu, ces derniers temps, des moments où je me sentais tout drôle… Comment exprimer cela, Sithelle ? Comme si j’avais l’impression qu’il y a quelque chose de très important qui reste juste hors de portée de ma mémoire, quelque chose à quoi il faut que je réfléchisse, dont je dois m’occuper, mais que je ne parviens pas à retrouver. Quand cela se produit, ma tête commence à tourner ; parfois, elle tourne beaucoup. Je n’appellerais pas ça des maux de tête, plutôt une sorte d’étourdissement.

— Curieux, fit-elle. Il m’arrive aussi d’avoir cette sensation. De quelque chose qui manque, quelque chose que je veux retrouver mais que je ne sais pas où chercher. Cela finit par devenir très gênant. Tu comprends ce que je veux dire.

— Oui, je pense.

Ils s’arrêtèrent à l’endroit où leurs routes se séparaient. Sithelle lui adressa un sourire chaleureux ; elle lui prit les mains.

— J’espère que tu réussiras à voir lord Prestimion quand il viendra, Dekkeret, et qu’il fera de toi un chevalier du Château.

— Tu le penses sincèrement ?

— Pourquoi ne serais-je pas sincère ? fit-elle en battant des paupières.

— Si c’est vrai, je te remercie. Et si jamais je pouvais lui dire quelques mots, veux-tu que je lui parle de ma ravissante cousine, un peu trop grande pour lui ? Ou bien n’est-ce pas la peine ?

— J’essayais seulement d’être gentille, répliqua Sithelle, l’air triste, en lâchant sa main. Mais c’est quelque chose que tu ne sais pas faire.

Elle lui tira la langue et s’élança dans le labyrinthe de petites rues qui s’ouvrait devant eux.

7

— Le marché de minuit de Bombifale ! annonça théâtralement Septach Melayn avant de s’incliner devant Prestimion en balayant le sol de son chapeau à large bord.

Prestimion avait fait plusieurs séjours à Bombifale, une des Cités Intérieures les plus proches du Château, distante de moins d’une journée, dont personne ne contestait qu’elle fut la plus belle des cités du Mont. Des centaines d’années auparavant, Bombifale avait donné à Majipoor un Coronal : lord Pinitor. Ce bâtisseur visionnaire et hyperactif avait dépensé sans compter pour faire de sa cité natale un endroit merveilleux. Le grès orange foncé de sa muraille cannelée avait été transporté du désert hostile s’étendant au-delà du Labyrinthe par de longs trains de bêtes de somme ; les imposantes plaques bleues taillées en losange de spath marin incrustées dans la muraille venaient d’une région inhospitalière de la côte orientale d’Alhanroel, rarement explorée avant et depuis ; les remparts étaient couronnés d’innombrables tours effilées, pointues comme des aiguilles, qui donnaient à Bombifale l’apparence magique d’une ville bâtie par des êtres surnaturels.