Le volume de tous ces présents, l’espace qu’ils occupaient étaient si vertigineux que Prestimion avait de la peine à se les représenter.
Il avait l’impression que ce gigantesque entassement d’objets était Majipoor elle-même, dans son immensité et sa complexité, comme si la planète géante, la plus grande de la galaxie, parvenait ce jour-là à loger dans cette unique salle. Debout au milieu des montagnes de présents, il se sentait écrasé par cet invraisemblable étalage, cette stupéfiante, extravagante prodigalité. Il savait qu’il aurait dû en éprouver du plaisir, mais la seule émotion qu’il ressentait, environné par la multitude de preuves tangibles de sa grandeur récente, était une sorte de désarroi qui le paralysait. Ce sentiment de vide inattendu, déconcertant, qu’il avait senti monter au long de l’interminable cérémonial ayant fait de lui le Coronal de Majipoor le laissait mystérieusement attristé et assombri dans ce qui aurait dû être l’heure de son triomphe et menaçait maintenant d’envahir toute son âme.
Comme dans un rêve, Prestimion parcourut la salle, examinant au hasard certains des paquets déballés par les domestiques.
Il vit un coussin chatoyant de cristal à travers lequel on distinguait un paysage rural avec tous ses détails, verts tapis de mousse, arbres au feuillage d’un jaune vif, toitures de tuiles rouges d’une ville pimpante qui lui était inconnue, aussi précis que si l’endroit représenté était véritablement contenu dans le minéral. Un rouleau de parchemin joint au cristal expliquait que c’était le cadeau du village de Glau, dans la province de Thelk Samminon, à l’ouest de Zimroel. Il était accompagné d’une couverture écarlate de brocart tissée, s’il fallait en croire le parchemin, avec la soie des vers d’eau de la région.
Il vit un coffret débordant de gemmes multicolores qui émettaient des pulsations de lumières dorée, bronze, pourpre et cramoisie semblables au plus beau des couchers de soleil. À côté, une cape lustrée de plumes bleu de cobalt – les plumes des fameux scarabées de feu de Gamarkain, disait une note explicative, ces insectes géants ressemblant à des oiseaux et qui étaient invulnérables au contact des flammes. Celui qui porterait la cape le serait aussi. Plus loin, cinquante morceaux du précieux charbon de bois rouge d’Hyanng qui, quand il brûlait, avait le pouvoir de chasser toutes les maladies du corps du Coronal.
Là, un ensemble exquis de figurines amoureusement sculptées dans une pierre verte luisante et translucide. Une étiquette indiquait qu’elles représentaient la faune sauvage du district de Karpash : une douzaine ou plus d’animaux inconnus, extraordinaires, sur lesquels ne manquait pas un détail de la fourrure, des cornes, des griffes. Ils se mirent à s’ébrouer et à galoper en se poursuivant autour du coffre qui les contenait dès que la chaleur du souffle de Prestimion les eut ramenés à la vie. Et là…
Prestimion entendit derrière lui le grincement de la grande porte qui s’ouvrait. Quelqu’un entrait. Il ne pouvait donc jamais être seul, même ici.
Une toux discrète, des pas qui s’approchaient. Il fouilla du regard l’obscurité du fond de la salle.
Une longue silhouette efflanquée avançait vers lui.
— Ah ! Te voilà, Prestimion ! Akbalik m’a dit que tu étais là. Tu fuis toute cette agitation, c’est ça ?
L’homme aux jambes interminables, d’une élégance raffinée, était Septach Melayn, le petit-cousin du duc de Tidias, un bretteur hors pair et l’ami de toujours de Prestimion. Il portait encore sa tenue de cérémonie, une tunique safran ornée de fleurs et de feuilles en broderies dorées et des guêtres serrées par des lacets dorés. La chevelure de Septach Melayn, dorée elle aussi, tombant sur ses épaules en longues boucles soigneusement roulées en spirales, était ornée de trois barrettes d’émeraudes étincelantes. Sa barbiche en pointe, d’un blond roux, était fraîchement taillée.
Il s’arrêta à trois mètres de Prestimion, les poings sur les hanches, considérant avec émerveillement la multitude de présents.
— Eh bien, déclara-t-il, sans cacher sa stupéfaction, te voilà enfin Coronal, Prestimion, après tant de violences. Et cette montagne de trésors est là pour en témoigner.
— Enfin Coronal, oui, fit Prestimion d’une voix sépulcrale.
Le front de Septach Melayn se plissa.
— Que d’aigreur dans ta voix ! Tu règnes sur la planète et cela ne semble pas particulièrement te faire plaisir. Après tout ce que nous avons enduré pour t’amener si haut !
— Plaisir ? lança Prestimion avec un petit rire. Quel plaisir y a-t-il dans tout cela, Septach Melayn. Dis-le-moi, veux-tu ?
Il perçut brusquement un étrange élancement derrière son front. Il sentait quelque chose poindre en lui, quelque chose de sombre, une flambée de fureur et d’hostilité dont il n’avait jamais soupçonné l’existence. Soudain, à son profond étonnement, il donna libre cours à un impétueux torrent d’amertume d’une singulière violence.
— Je règne sur la planète, dis-tu ? Qu’est-ce que cela signifie ? Je vais t’expliquer, Septach Melayn. Ce sont des années et des années de dur labeur qui m’attendent, jusqu’à ce que je sois devenu aussi racorni qu’un vieux bout de cuir et puis, quand Confalume rendra enfin le dernier soupir, j’irai finir ma vie dans l’obscurité du sinistre Labyrinthe, sans plus jamais revoir la lumière du jour. Quel plaisir, je te le demande ? Où ?
Septach Melayn en resta bouche bée de stupéfaction. L’espace d’un instant, il parut incapable de proférer un son. Il n’avait jamais vu le Prestimion qui se tenait devant lui.
— Dans quelles sombres dispositions êtes-vous le jour de votre sacre, monseigneur ! réussit-il enfin à articuler.
Prestimion n’en revenait pas lui-même de son explosion de rage et de peine. J’ai tort de me conduire de cette manière, songea-t-il, confus. C’est folie de parler ainsi ; je dois faire quelque chose pour rendre plus léger le ton de cette conversation. Il fit un grand effort pour essayer de redevenir lui-même.
— Ne m’appelle pas « monseigneur », Septach Melayn, fit-il sur un ton totalement différent, teinté d’irrévérence. Pas en privé, en tout cas. Cela fait guindé et contraint. Et obséquieux.
— Mais tu es le Coronal. Je me suis battu de toutes mes forces pour que tu le deviennes ; mes cicatrices en témoignent.
— Pour toi, je suis encore Prestimion.
— D’accord, Prestimion. Très bien, Prestimion. Comme monseigneur Prestimion le voudra.
— Par le Divin, Septach Melayn ! s’écria Prestimion avec un petit sourire d’exaspération à cette pointe malicieuse.
Mais que pouvait-il attendre d’autre de Septach Melayn que frivolité et taquinerie ?
Septach Melayn lui rendit son sourire. Ils s’efforçaient maintenant tous deux de faire comme si l’accès d’humeur de Prestimion n’avait jamais eu lieu.