Mais toute la cité n’avait pas le même aspect magique, gracieux et fantastique. L’endroit où Prestimion et Septach Melayn se tenaient – sur une portion lézardée de pavés disjoints descendant en pente raide vers une zone mal éclairée d’entrepôts au toit incliné, à la périphérie de la cité, à peu de distance des célèbres murailles de lord Pinitor – était aussi sordide et imprégné d’humidité que ce qu’on pouvait s’attendre à trouver dans le port le plus minable.
Quelque chose dans cet environnement semblait familier à Prestimion. Peut-être les sacs mal fermés d’ordures entassés contre les murs. Ou la puanteur des eaux usées toutes proches. Et l’aspect délabré des bâtiments aux murs de brique, de vieilles constructions de guingois, tassées les unes contre les autres, lui rappelait décidément quelque chose.
— Je suis déjà venu dans ce quartier, n’est-ce pas ?
— Absolument, monseigneur, répondit Septach Melayn en montrant une petite auberge miteuse de l’autre côté de la rue. Nous avons passé une nuit ici, peu avant le début de la guerre, à notre retour du Labyrinthe après les obsèques du Pontife ; des proscrits retournant au Château pour voir comment on réagissait au coup de force de Korsibar.
— Je m’en souviens. L’aubergiste, si j’ai bonne mémoire, était revêche et peu empressé. Tu ne devrais pas m’appeler « monseigneur » ici, Septach Melayn, ajouta-t-il en baissant la voix.
— Qui pourrait y croire, dans un endroit pareil, avec l’apparence qui est la tienne ?
— Peu importe, insista Prestimion. Puisque nous sommes ici secrètement, gardons le secret sur tout, d’accord ? Bien. Viens, maintenant, montre-moi ton marché de minuit.
Ce n’était pas que Prestimion craignît pour sa sécurité. Nul n’aurait osé lever la main contre le Coronal en ce lieu, il en était convaincu, si sa véritable identité devait être découverte. En tout état de cause, il était capable de se défendre et Septach Melayn n’avait pas de par le monde son égal à l’épée. Mais la situation eût été profondément embarrassante – lord Prestimion en personne rôdant dans un quartier sordide et malfamé en pourpoint taché de graisse et chausses rapiécées, la moitié de la figure enfouie sous une barbe aussi noire que celle de Gonivaul et la tête couverte d’une épaisse perruque beigeasse qui lui tombait aux épaules. Quelle explication pourrait-il fournir pour une telle escapade ? Si jamais le bruit s’en répandait, il serait pendant des mois la risée du Château. Et Kimbar Hapitaz, le commandant de la garde du Coronal, ne le laisserait pas ressortir de sitôt.
Septach Melayn, déguisé lui aussi – une touffe hideuse de cheveux rouges, raides comme des baguettes, dissimulait ses boucles dorées et un foulard noir chiffonné et déchiré cachait sa barbiche élégamment taillée en pointe –, l’entraîna sur les pavés entre lesquels poussaient des touffes de mauvaises herbes en direction d’un amas de constructions délabrées, au bout de la rue. Ils n’étaient que tous les deux. Gialaurys n’avait pu les accompagner dans cette équipée ; il était dans le nord, à la poursuite des monstres de guerre artificiels que Korsibar n’avait pas eu l’occasion d’utiliser sur les champs de bataille. Un certain nombre s’étaient échappés et ravageaient le district de Kharax.
— Si tu veux bien me suivre, fit Septach Melayn en ouvrant une lourde porte grinçante.
Pénombre, fumées toxiques, bruit, confusion, telles furent les premières impressions de Prestimion. Ce qui, de l’extérieur, ressemblait à un groupe de bâtiments, était en réalité une unique construction, longue et basse, divisée par des allées étroites s’étirant à perte de vue.
Un chapelet de brilleurs flottant près de la charpente fournissait l’éclairage de base, loin d’être satisfaisant. Une profusion de torches fumantes placées devant les étals apportait un peu plus de clarté et une abondance de fumée noire à l’odeur fétide.
— Quoi que tu aies envie d’acheter, murmura Septach Melayn à son oreille, tu le trouveras quelque part ici.
Prestimion le crut sur parole. L’ensemble des marchandises exposées semblait ne pas avoir de limites.
Les étalages les plus proches de l’entrée présentaient des marchandises que l’on pouvait trouver sur n’importe quel marché. D’énormes sacs de toile bourrés d’épices et d’aromates – bdella, malibathron et kankamon, storax et mabaric, coriandre grise, fenouil et bien d’autres encore ; différentes sortes de sel, colorées en indigo, rouge, jaune ou noir pour les différencier les unes des autres ; la poudre de glabbam pour les ragoûts pimentés dont raffolaient les Skandars, la douce saijorelle qui parfumait les gâteaux poisseux des Hjorts et ainsi de suite. Après les marchands d’épices se trouvaient les bouchers proposant de lourdes pièces de viande suspendues à de gros crocs de bois, puis les vendeurs d’œufs de cent espèces d’oiseaux différentes, des œufs de toutes les couleurs et des formes les plus étonnantes. Ensuite étaient alignés des réservoirs contenant des poissons et des reptiles vivants et même de petits dragons de mer. Plus loin encore on vendait des paniers et des corbeilles, des chasse-mouches et des balais, des nattes de palme, des bouteilles de verre coloré, des colliers bon marché, des bracelets de mauvaise qualité, des pipes et des parfums, des tapis et des capes de brocart, du papier à écrire, des fruits séchés, des fromages, du beurre et du miel et ainsi de suite, allée après allée, salle après salle.
Prestimion et Septach Melayn passèrent devant des cages d’osier renfermant des animaux vivants destinés à des usages que Prestimion n’essayait même pas de deviner. Il vit de petits bilantoons tristement blottis les uns contre les autres, des jakkaboles aux dents brisées, des mintuns, des drôles, des manculains et une infinité d’autres. En tournant l’angle d’une allée, il se trouva devant une cage aux robustes barreaux de bambou renfermant un animal de petite taille, à la fourrure rouge, d’une espèce qui lui était inconnue, une sorte de loup, mais plus bas, plus large, avec d’énormes pattes, une tête d’une taille disproportionnée et de grosses dents jaunes recourbées donnant l’impression non seulement de pouvoir arracher la chair mais aussi broyer aisément des os. Ses yeux jaune-vert brillaient d’une férocité sans égale. Une odeur rance émanait de l’animal, semblable à celle d’une viande laissée trop longtemps à sécher au soleil. Quand Prestimion s’arrêta pour le regarder avec une vive curiosité, il émit un son grave, affreux, à mi-chemin entre un grondement et un gémissement prolongé, vibrant de menace.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Jamais de ma vie je n’ai vu un animal aussi hideux.
— Un krokkotas, répondit Septach Melayn. Il vit dans les contrées désertiques du septentrion, à l’est du Valmambra. Il paraît que cet animal a le pouvoir d’imiter le langage humain, qu’il appelle les hommes à la nuit tombée, bondit sur eux quand ils s’approchent et les tue. Qu’il dévore ses victimes sans rien en laisser, ni os, ni cheveux ni un fragment d’ongle.
— Pourquoi trouve-t-on à acheter sur un marché une créature aussi abominable ? demanda Prestimion d’un ton réprobateur.
— Pose la question à celui qui le vend, répondit Septach Melayn. Je n’en ai pour ma part pas la moindre idée.
— Peut-être vaut-il mieux rester dans l’ignorance, fit Prestimion.
En se retournant vers le krokkotas, il eut l’impression que la plainte sourde prenait une signification intelligible, que l’animal lui disait : « Coronal, Coronal, Coronal, viens à moi. »