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— Étrange, murmura Prestimion.

Ils poursuivirent leur chemin, mais n’étaient pas au bout de leurs surprises.

— Nous arrivons au marché des sorciers, fit Septach Melayn à voix basse. Veux-tu d’abord t’arrêter ici pour grignoter quelque chose ?

Prestimion n’avait pas la moindre idée de ce qui se vendait sur les étals devant lesquels ils se tenaient ; Septach Melayn non plus, semblait-il. Mais les arômes qui s’en dégageaient étaient appétissants. Quelques questions leur apprirent qu’on proposait sur tel étal un hachis de viande de bilantoon aux oignons et aux cœurs de palmier, sur tel autre de la vyeille poivrée enroulée dans une feuille de vigne, qu’un vendeur se spécialisait dans la chair d’une gourde rouge nommée khiyaar, mijotée avec des haricots et de petits morceaux de poisson. Tous les marchands étaient des Lii, des membres de cette race impassible, à la face plate dotée de trois yeux à qui, sur Majipoor, échouaient invariablement les tâches les plus humbles ; ils répondaient aux questions de Septach Melayn d’une voix voilée, par monosyllabes fortement accentuées, parfois pas du tout. Septach Melayn finit par acheter un échantillonnage de produits, pris au petit bonheur – Prestimion, comme à son habitude, n’avait pas d’argent sur lui – et ils s’arrêtèrent pour manger à l’entrée du marché des sorciers. Tout était succulent ; à la demande de Prestimion, Septach Melayn fit l’emplette d’un flacon d’un vin âpre et corsé, dont la fermentation était à peine achevée, pour arroser la nourriture.

Après quoi, ils pénétrèrent dans le marché des sorciers. Prestimion en avait déjà vu dans la ville de Triggoin, au temps de son exil ; on y vendait d’étranges potions et des onguents, des amulettes de toutes sortes et des charmes censés être efficaces dans toutes les situations. Dans la sombre et mystérieuse Triggoin ces lieux d’échanges semblaient tout à fait appropriés, une activité somme toute naturelle pour une cité où la sorcellerie constituait le pivot de la vie économique. Mais n’était-il pas inquiétant de trouver tout cela en vente dans la gracieuse Bombifale, à un jet de pierre des murs de son Château ? L’existence de ce marché apportait une nouvelle preuve des importantes percées réussies ces dernières années par les arts occultes dans la vie quotidienne de Majipoor. Cette sorcellerie, ces pratiques de magie n’existaient pas au temps de son enfance ; aujourd’hui, les mages tenaient les leviers de commande et toute la planète les suivait docilement. En comparaison de l’endroit où ils arrivaient, les premières échoppes du marché de minuit étaient mal achalandées. Ils avaient vu de rares clients vivant à des heures inhabituelles ou ayant négligé de s’approvisionner sur les marchés de jour y faire l’acquisition d’un peu de viande ou de légumes pour leur repas du lendemain. Mais les allées du marché des sorciers où se vendaient des marchandises d’une nature plus ésotérique étaient bourrées d’acheteurs, à tel point que Prestimion et Septach Melayn avaient de la peine à se frayer un passage dans la cohue.

— C’est comme cela tous les soirs, je suppose ? fit Prestimion.

— Le marché des sorciers n’est ouvert que les premier et troisième Merdis du mois, répondit son compagnon. Ceux qui ont besoin d’acheter viennent ces soirs-là.

Prestimion ouvrait de grands yeux. Là aussi, les étals étaient délimités par des rangées de sacs de toile, mais qui ne contenaient ni épices ni aromates. À en croire ce que proclamaient inlassablement les vendeurs, on pouvait s’y procurer toutes les matières premières des arts occultes, poudres et huiles en abondance – olustro, elecampane et rue dorée, baies de lentisque, sucre de goblin et myrrhe, aloès, cinabre et maltabar, vif-argent, soufre, gomme-résine de thekka, scamion, pestash, yarkand, dvort. On y trouvait les chandelles noires utilisées dans la divination par l’examen des entrailles, les remèdes spécifiques contre les sorts et la possession démoniaque ; les vins du réanimateur et les cataplasmes pour protéger de la fièvre du démon. On y vendait encore des talismans gravés destinés à invoquer les irgalisteroi, les esprits souterrains et préhistoriques de l’ancien monde, que les Changeformes avaient réduits en captivité vingt mille ans auparavant à l’aide de puissants sortilèges et qui parfois, avec les incantations adéquates, pouvaient être incités à servir ceux qui les évoquaient. Prestimion avait entendu parler de ces démons et de ceux de classes voisines au cours de son séjour à Triggoin où il avait trouvé refuge en fuyant devant les armées de Korsibar.

La contemplation de cette profusion d’amulettes, d’instruments divinatoires, de simples et de remèdes exposés pour la vente avait de quoi donner le vertige. Mais il était troublant de voir les citoyens de Bombifale se presser par centaines au milieu de ces étrangetés, se bousculer dans leur impatience de dépenser les couronnes et les royaux durement gagnés. C’étaient des gens ordinaires, vêtus avec simplicité, mais ils dépensaient leur argent avec la prodigalité d’une troupe de grands seigneurs.

— Il y a autre chose ? demanda Prestimion, encore abasourdi.

— Oh ! oui ! C’est loin d’être fini.

Le sol de la construction abritant le marché semblait commencer à s’incliner. Ils arrivaient à l’évidence dans une partie du bâtiment qui se trouvait au-dessous de la surface de la rue.

La fumée y était encore plus épaisse, l’odeur de renfermé plus forte. Dans ce secteur du marché, des bateleurs se mêlaient aux vendeurs. Prestimion vit des jongleurs faisant un numéro : un groupe de Skandars à quatre bras, à la fourrure d’un gris roux, se lançant vigoureusement des couteaux, des balles et des torches enflammées avec une parfaite désinvolture, des musiciens, une sébile entre les jambes, jouant imperturbablement de la viole, du tambour et du rikkitawm dans le tumulte ambiant, de simples illusionnistes qui ne cherchaient pas à se faire passer pour des magiciens exécutant des tours de passe-passe vieux comme le monde avec des serpents, des foulards aux couleurs éclatantes, des coffres cadenassés et des couteaux qui semblaient transpercer des gorges. Des scribes hélaient les passants pour offrir de rédiger des lettres à ceux qui ne savaient pas écrire ; des porteurs d’eau aux récipients de cuivre luisant proposaient avec insistance d’étancher la soif de ceux qui les entouraient ; des garçonnets aux yeux pétillants invitaient les passants à prendre part à un jeu de manipulation prodigieusement rapide de faisceaux de brindilles.

Au milieu de ce tohu-bohu l’attention de Prestimion fut attirée par l’absence de tout bruit dans une zone du marché, une coulée de silence s’étirant au milieu de la foule. Il ne comprit pas de prime abord ce qui pouvait provoquer cet effet extraordinaire. Septach Melayn lui montra quelque chose ; Prestimion vit deux silhouettes en uniforme de la police du Pontificat qui fendaient la foule, suscitant un malaise et une appréhension sur leur passage.

Le premier était un Hjort à la peau rugueuse et à la face bouffie, aux yeux globuleux propres à sa race, marchant avec la raideur exagérée qui passait aux yeux des autres habitants de Majipoor pour une suffisance guindée, alors que cette posture était simplement due à leur charpente lourde et à l’épaisseur de leur taille. Le Hjort portait sur l’épaule une grande balance à deux plateaux qui donna plus à Prestimion l’impression d’être l’insigne de sa fonction qu’un instrument ayant une utilité pratique.

Mais c’est la seconde silhouette en uniforme qui semblait être la cause de la consternation générale. C’était un Su-Suheris. D’une taille prodigieuse, presque aussi grand en vérité qu’un Skandar, sa paire de têtes glabres, aux yeux de glace, immensément effilées, prolongeait un cou fin comme une baguette et long de plus de trente centimètres qui se divisait en forme de fourche. C’était un spectacle troublant, comme tous les siens. De la même manière qu’un Hjort courtaud, avec ses traits grossiers, paraissait toujours d’une laideur comique à ceux des autres races, à cause de ses yeux globuleux et de sa peau grenue, couleur de cendre, les deux têtes livides et luisantes des Su-Suheris leur donnaient invariablement un aspect sinistre et profondément différent.