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— L’inspecteur des poids et mesures, annonça Septach Melayn en réponse à la question non formulée de Prestimion.

— Ici ? Je croyais t’avoir entendu dire qu’aucune agence gouvernementale n’exerce de contrôle sur ce marché.

— C’est exact. Mais l’inspecteur vient quand même. À titre personnel, après les heures de travail. Il demande à chaque commerçant de prouver que la mesure est juste et le prix honnête ; ceux qui ne remplissent pas ces conditions sont entraînés à l’extérieur et flagellés par les autres commerçants. L’inspecteur reçoit une rétribution. Les marchands ne veulent pas d’irrégularités dans leurs activités commerciales.

— Mais tout est irrégulier ici ! s’écria Prestimion.

— Pas pour eux.

Prestimion se dit que ce marché de nuit de Bombifale constituait décidément un monde à part. Il existait hors des règles en vigueur sur Majipoor et ni le Pontife ni le Coronal n’y avaient la moindre autorité.

L’inspecteur des poids et mesures et son héraut Hjort continuaient d’un pas solennel de s’enfoncer plus avant dans le marché. Prestimion et Septach Melayn se placèrent dans leur sillage.

Les marchands d’instruments de divination avaient leur étal dans cette partie du marché. Prestimion reconnut certains produits qu’il avait découverts pendant sa période d’initiation à Triggoin. La substance miroitante présentée dans de petits paquets de toile était la poudre de zemzem dont on saupoudrait ceux qui étaient gravement malades afin de savoir comment le mal évoluerait. Elle provenait de Velalisier, la capitale en ruine et hantée des anciens Métamorphes. Les petits pains à l’aspect carbonisé étaient des gâteaux de rukka qui avaient le pouvoir d’influer sur la réussite des relations amoureuses ; la pâte visqueuse était de la boue de l’île Flottante de Masulind, qui avait le pouvoir de guider qui la touchait dans les transactions commerciales. Il vit aussi la poudre de delem aloétique qui permettait de connaître la période de fécondité de la femme en faisant apparaître de fins cercles rouges autour de ses seins. Et ce curieux instrument…

— Cet objet est dépourvu de toute utilité, monseigneur, fit brusquement sur sa gauche une voix grave et vibrante qui semblait venir de haut. Il ne mérite pas que vous gaspilliez votre temps.

Prestimion faisait tourner dans une main un petit objet en forme de carré magique, qui, manipulé comme il convenait, était censé donner la réponse à n’importe quelle question sous une forme numérique nécessitant un décryptage. Il l’avait pris distraitement sur un étal. En entendant le commentaire surprenant de l’inconnu, il le reposa comme on lâche une braise et se tourna en levant la tête.

C’était un autre membre de la race des Su-Suheris : une haute silhouette au teint d’ivoire, vêtue d’une robe noire unie, retenue à la taille par une large ceinture rouge, dont la tête de gauche le considérait de haut avec un regard froid, sans expression, tandis que celle de droite était tournée dans une autre direction.

Prestimion éprouva d’emblée un sentiment de malaise et de répugnance.

Il était difficile de se sentir à l’aise avec ces êtres bicéphales à l’allure si étrange, à la contenance si froide. On pouvait bien plus aisément s’accommoder de la présence d’un grand Skandar velu à quatre bras, d’un minuscule Vroon aux multiples tentacules ou même d’un de ces Ghayrogs à la silhouette reptilienne qui s’étaient établis en si grand nombre sur l’autre continent. Skandars, Vroons, Ghayrogs, ces êtres venus d’autres planètes n’étaient en rien plus humains que les Su-Suheris, mais, au moins, ils n’avaient qu’une tête chacun.

Prestimion avait en outre des raisons particulières pour nourrir une profonde antipathie envers les Su-Suheris. Korsibar avait eu pour mage personnel un représentant de cette race ; Sanibak-Thastimoon, le Su-Suheris à l’âme de glace, avait incité le malléable et naïf Korsibar à commettre sa catastrophique usurpation du pouvoir avec de fausses prédictions d’un avenir glorieux. C’est grâce à des sortilèges jetés par Sanibak-Thastimoon que les forces de Korsibar avaient réussi à conserver si longtemps l’avantage au cours de la guerre civile. Et dans les dernières heures de cette guerre, quand tout était perdu pour Korsibar, Sanibak-Thastimoon, attaqué par le Coronal fantoche vaincu et aux abois, avait poignardé Korsibar et ôté la vie à la princesse Thismet qui se ruait furieusement sur lui en brandissant l’épée de son frère mort.

Mais Sanibak-Thastimoon avait péri peu après de la main de Septach Melayn et son existence même avait été gommée, avec tant d’autres choses, par les sorciers qui avaient effacé la guerre civile de la mémoire de la planète. Le Su-Suheris qui se tenait devant lui, quelle que fût son identité, pouvait difficilement être tenu pour responsable des péchés de son frère de race. Et les Su-Suheris, Prestimion ne l’oubliait pas, étaient des citoyens de Majipoor à part entière. Il ne lui appartenait pas de les traiter avec dédain.

Il réussit à répondre d’une voix assez calme.

— Vous avez, j’imagine, de bonnes raisons de vous méfier de ces petits objets.

— Il ne s’agit pas de méfiance, monseigneur, mais de mépris. Ces objets ne servent à rien. Comme la plupart de ceux qui sont en vente sur ce marché.

La créature bicéphale montra la salle d’un ample geste de son long bras décharné.

— Il y a la divination véritable et l’autre. Vous avez ici, pour la plupart, des produits inutiles et méprisables fabriqués dans le seul but d’abuser les sots.

Prestimion acquiesça de la tête.

— Vous m’avez appelé deux fois « monseigneur », reprit-il d’une voix très douce en levant haut la tête vers les paires d’yeux émeraude au regard glacial de l’étrange créature. Pourquoi ?

Les yeux émeraude s’étrécirent de surprise.

— Pourquoi ? Parce ce que c’est le titre qu’il convient de vous donner, monseigneur !

Et le Su-Suheris ouvrit ses doigts osseux pour former le symbole de la constellation.

— N’en est-il pas ainsi ?

Septach Melayn fit un pas en avant, la main sur le pommeau de son arme, le visage assombri.

— Croyez-moi, mon ami, vous faites erreur. Voilà des discours auxquels il serait plus sage de renoncer.

Les deux têtes étaient maintenant penchées vers Prestimion, les quatre yeux émeraude braqués sur la charpente puissante et ramassée du Coronal.

— Que monseigneur me pardonne si j’ai fait quelque chose de mal, murmura la tête de gauche d’une voix qui ne pouvait être perçue que par Prestimion et son compagnon. Votre identité est évidente ; j’ignorais que vous cherchiez à passer inaperçu.

— Évidente ? fit Prestimion en tapotant sur sa fausse barbe et en tirant sur sa perruque noire. Vous voyez mon visage sous ces postiches, n’est-ce pas ?

— Je perçois aisément votre nature et votre rang, monseigneur. Et ceux du Haut Conseiller Septach Melayn qui vous accompagne. Ces qualités ne peuvent être masquées par une perruque et une barbe. Du moins pas pour moi.

— Qui êtes-vous donc ? demanda Septach Melayn.

Les deux têtes s’inclinèrent en un salut courtois.

— Mon nom est Maundigand-Klimd, répondit onctueusement la tête de droite du Su-Suheris. Je suis mage de profession. Quand mes calculs ont montré que vous seriez ici ce soir, j’ai eu le sentiment qu’il était de mon devoir de me présenter à vous.