» On m’avait dit que vous viendriez me rendre visite aujourd’hui, mais j’ai cru qu’on annonçait cela pour me taquiner ou par méchanceté. Quel plaisir de contempler de nouveau ce jeune et beau visage, Prestimion !… Mais je devrais dire lord Prestimion, n’est-ce pas ? J’ai cru comprendre que votre couronnement avait déjà été célébré, même si, à la suite de quelque malentendu, je n’ai pas été invité à la cérémonie.
Le Procurateur tendit en souriant ses deux mains réunies aux poignets par un bracelet métallique et agita comiquement les doigts en une plaisante parodie du symbole de la constellation.
Prestimion savait qu’il pouvait s’attendre à tout ou presque de la part de Dantirya Sambail quand ils se trouveraient face à face. Mais ce semblant de jovialité ne figurait pas au nombre des plus fortes probabilités. C’est pour cette raison qu’il avait donné l’ordre de menotter le Procurateur avant son arrivée ; fort comme un taureau, Dantirya Sambail aurait pu être si furieux de son incarcération qu’il se serait jeté sur Prestimion dans un élan de folie meurtrière dès l’instant où le Coronal aurait posé le pied dans son cachot.
Mais non. Dantirya Sambail, les yeux pétillants, était tout sourire, tel un client d’une charmante auberge recevant un hôte dans sa chambre.
— Retirez-lui ses chaînes, ordonna Prestimion à Navigorn.
Après un instant d’hésitation, Navigorn s’exécuta. Prestimion se tenait prêt à se défendre au cas où la jovialité du Procurateur se serait muée en courroux dès que ses poignets auraient été libérés. Mais il resta où il était, au fond de la salle, entre le long divan bas et un bureau aux formes contournées sur lequel étaient posés en vrac une demi-douzaine de livres. Il paraissait parfaitement à son aise. Mais Prestimion ne savait que trop quels feux intenses pouvaient embraser l’âme de son lointain cousin.
Le rayonnement vert pâle, paisible et continu, produit par les murs enveloppait tout l’espace d’une atmosphère douce et sereine.
— Je me réjouis de voir que vous occupez une salle agréable, mon cousin. Vous auriez pu, je le crois, être infiniment plus mal logé dans ces tunnels.
— Vraiment, Prestimion ? Je ne saurais le dire… Mais oui, oui, elle est fort agréable. La lumière tamisée d’un vert délicat produite par les murs, le mobilier de qualité, les jolies dalles sur lesquelles je marche au cours des promenades quotidiennes qui me conduisent d’un bout de la salle à l’autre. Vous auriez pu être beaucoup moins bienveillant.
La voix était semblable à un ronronnement, mais il n’y avait pas à se méprendre sur la rage sous-jacente.
Prestimion observa le Procurateur avec attention. Il n’avait pas revu son visage depuis ce jour funeste à Thegomar Edge, où, Korsibar déjà vaincu et mort selon toute vraisemblance, Dantirya Sambail s’était présenté devant lui, un sabre dans une main, une cognée de bûcheron dans l’autre, et l’avait défié en combat singulier avec le trône pour enjeu. Et il avait failli lui ôter la vie avant que Prestimion, affaibli par un coup du plat du sabre sur les côtes, vienne à bout de lui en portant, d’un mouvement preste du poignet, un coup qui avait tranché les ligaments du bras brandissant la hache et un autre qui avait fait jaillir une longue traînée de sang sur l’avant-bras tenant le sabre. Ces blessures devaient être presque guéries, mais Dantirya Sambail portait certainement encore des bandages sous son ample chemise blousante de soie dorée.
Le Procurateur était magnifique dans sa laideur. Agé d’une cinquantaine d’années, corpulent, il avait une tête massive surmontant un cou de taureau et des épaules carrées. Sa peau était pâle, constellée d’une myriade de taches de son rutilantes. Son épaisse tignasse de rudes cheveux orangés descendait en une frange dense sur le gros dôme luisant de son front. Il avait un menton puissant, en galoche, un nez bulbeux et une bouche large et cruelle, étirée jusqu’aux commissures. C’était un visage bestial au milieu duquel brillaient des yeux violet-gris d’une surprenante douceur, des yeux remplis d’un improbable mélange de tendresse, de compassion et d’amour. Le contraste entre la sensibilité de ces yeux et la férocité des traits était ce qu’il y avait de plus effroyable en lui ; il laissait présager que cet homme pouvait jouer sur toute la gamme des émotions humaines, qu’il était prêt à adopter n’importe quelle attitude, pourvu qu’elle serve ses desseins implacables.
Il se tenait maintenant dans sa posture habituelle, sa grosse tête pointée vers l’avant, le torse crânement bombé, ses grosses jambes courtes très écartées pour lui procurer un maximum de stabilité. Même au repos, Dantirya Sambail était toujours en position d’attaque. De sa gigantesque cité natale de Ni-moya, sur le continent de Zimroel, il régnait en monarque virtuellement indépendant sur un domaine immense. Cela ne lui avait pas suffi, semblait-il ; il aspirait aussi au trône de Majipoor, du moins au privilège de choisir celui qui l’occupait. Dantirya Sambail était le cousin au troisième degré de Prestimion. Les deux hommes avaient toujours donné à leurs relations un ton de feinte cordialité que ni l’un ni l’autre n’éprouvait.
Il y eut un moment de silence que Prestimion ne chercha pas à rompre.
— Me feriez-vous l’honneur, monseigneur, reprit enfin Dantirya Sambail sur ce ton discrètement sarcastique qui trahissait une formidable maîtrise de soi, de m’indiquer combien de temps encore vous comptez m’offrir l’hospitalité en ce lieu ?
— Cela n’a pas encore été décidé, Dantirya Sambail.
— Il me faut assumer les devoirs de ma charge à Zimroel.
— Assurément. Mais il convient d’abord de traiter la question de votre culpabilité et de votre châtiment avant que je vous permette de les assumer de nouveau. Si je le fais.
— Ah ! fit Dantirya Sambail d’un ton grave, comme s’ils discutaient de la fabrication de vins fins ou de l’élevage de bidlaks. La question de ma culpabilité, dites-vous ? Et de mon châtiment ? De quoi donc serais-je coupable ? Et quel châtiment, précisément, avez-vous en tête pour moi ? Hein, monseigneur ? Il serait, je pense, fort aimable à vous de m’expliquer ces petites choses.
Prestimion lança un regard oblique à Navigorn.
— J’aimerais, Navigorn, m’entretenir un moment en privé avec le Procurateur.
Navigorn se rembrunit. Il était armé ; pas Prestimion. Il tourna fugitivement les yeux vers les chaînes du Procurateur ; Prestimion fit non de la tête. Navigorn se retira.
Si Dantirya Sambail avait l’intention de lui sauter à la gorge, c’était le moment. Le Procurateur était bien plus corpulent que Prestimion et mesurait une demi-tête de plus que lui ; il ne semblait pourtant pas avoir l’intention de commettre une telle folie. Il conservait la même posture agressive mais restait au fond de la salle, ses yeux améthyste d’une trompeuse beauté considérant Prestimion avec ce qui ne semblait rien d’autre qu’une aimable curiosité.
— Je suis tout à fait disposé à croire, si vous le dites, que j’ai commis des actes répréhensibles, commença posément Dantirya Sambail quand la porte du cachot se fut refermée. Si c’est le cas, eh bien, je suppose qu’il me faudra subir un châtiment. Mais comment se fait-il que je n’en sache rien ?
Prestimion ne répondit pas. Il se rendait compte que le silence n’avait que trop duré, mais c’était encore plus difficile qu’il ne l’avait imaginé.
— Alors ? fit Dantirya Sambail au bout d’un moment, d’une voix où perçait l’impatience. Voulez-vous me dire, cousin Prestimion, pourquoi vous m’avez fait enfermer ici ? Pour quelle raison, en vertu de quelle loi ? Je n’ai commis aucun crime qui mérite un tel traitement. Serait-ce parce que vous me soupçonnez vaguement de pouvoir vous susciter des embarras, maintenant que vous êtes Coronal, que vous m’avez emprisonné ?