Impossible de tergiverser plus longtemps.
— Il est de notoriété publique, par toute la planète, répondit Prestimion, que vous représentez un danger permanent pour la sécurité du royaume et pour celui, quel qu’il soit, qui occupe le trône. Mais ce n’est pas la raison de votre présence en ce lieu.
— Quelle est-elle ?
— Vous êtes incarcéré non pour ce que vous pourriez faire, mais pour ce que vous avez fait. À savoir haute trahison et actes de violence sur ma personne.
Une expression d’ahurissement total se peignit à ces mots sur le visage de Dantirya Sambail. Il ouvrit la bouche, battit des paupières et baissa la tête comme si le poids de ces charges devenait brusquement trop lourd à porter. Prestimion ne lui avait jamais vu une mine aussi abasourdie. L’espace d’un instant, il éprouva pour le Procurateur quelque chose qui s’apparentait à de la compassion.
— Êtes-vous devenu fou, cousin ? lança Dantirya Sambail d’une voix rauque.
— Loin de là. La paix a été violée, des actes illégitimes ont été commis. Il se trouve que vous n’avez pas conscience des péchés dont vous vous êtes rendu coupable ; cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas été commis.
— Ah ! fit de nouveau Dantirya Sambail sans montrer le plus petit signe de compréhension.
— Votre corps porte des blessures, n’est-ce pas ? Une ici, l’autre là ?
Prestimion toucha l’aisselle gauche du Procurateur avant de faire courir sa main sur l’intérieur de l’autre bras, du coude au poignet.
— Oui, acquiesça Dantirya Sambail de mauvaise grâce. Je voulais justement vous demander…
— Vous avez reçu ces blessures de ma main, quand nous nous sommes affrontés sur le champ de bataille.
— Je n’en ai aucun souvenir, fit le Procurateur en secouant lentement la tête. Non. Non. Cela n’est jamais arrivé. Vous êtes fou, Prestimion. Par le Divin, je suis prisonnier d’un dément !
— Bien au contraire, cousin. Tout ce que je viens de dire est l’exacte vérité. Il y a eu des actes de trahison ; il y a eu un conflit entre nous ; j’ai failli y perdre la vie. Tout autre Coronal vous eût condamné à mort sans hésiter, ne fût-ce qu’un instant. Pour une cause indéterminée, due peut-être à nos liens de parenté, aussi lâches qu’ils soient, je ne puis me résoudre à le faire. Mais je ne puis non plus vous remettre en liberté… pas avant d’avoir reçu de vous l’assurance d’une loyauté absolue dans l’avenir. Et pourrais-je m’y fier si vous me la donniez ?
Le sang commençait à monter au visage de Dantirya Sambail, de sorte que la myriade de taches de son ressortait comme les marques enflammées d’une éruption généralisée. Ses doigts se crispaient nerveusement en un geste de frustration et de colère croissante. Un étrange et sourd grondement, lointain et indistinct, semblait monter des profondeurs de son énorme poitrine. Il rappela à Prestimion le son sourd et prolongé émis par le krokkotas encagé sur le marché de minuit de Bombifale. Mais Dantirya Sambail ne parlait pas ; peut-être, à cet instant, n’en était-il pas capable.
— La situation est fort étrange, Dantirya Sambail, poursuivit Prestimion. Vous n’avez pas souvenir de vos crimes, je le sais. Mais vous devez me croire quand j’affirme que vous n’en êtes pas moins coupable.
— On a trafiqué ma mémoire, c’est ça, l’histoire ?
— Je ne répondrai pas à cette question.
— Alors, c’est vrai. Mais pourquoi ? Comment avez-vous osé faire cela ? Prestimion, Prestimion, Prestimion, croyez-vous que vous êtes une sorte de dieu et moi une vulgaire fourmi pour vous permettre de me jeter en prison sous des charges inventées de toutes pièces et d’en profiter pour me tripatouiller le cerveau ? Cette mauvaise farce a assez duré. Vous voulez vous assurer de ma loyauté ? Vous l’avez dans la mesure où vous la méritez. J’ai fait preuve d’une incroyable patience, Prestimion, au long des jours, des semaines ou des mois où vous m’avez tenu enfermé ici. Laissez-moi sortir, cousin, ou ce sera la guerre entre nous. J’ai mes partisans, vous le savez, et leur nombre n’est pas négligeable.
— La guerre a déjà eu lieu, cousin. Je vous garde ici pour m’assurer qu’elle ne reprendra jamais.
— Sans un procès ? Sans même formuler contre moi des charges autres que ces vagues accusations de trahison et de tentative criminelle contre votre personne ?
Dantirya Sambail avait retrouvé son assurance, Prestimion le voyait. Son expression ahurie s’était effacée et il ne simulait plus la fureur. Il avait recouvré son calme effrayant, ce calme qui cachait un tempérament volcanique contenu par une farouche force intérieure.
— Ah ! Prestimion, vous me fâchez grandement et je me mettrais en colère si je n’avais le sentiment que vous avez perdu la tête et que c’est folie de s’emporter contre un dément.
Prestimion réfléchit à la manière de sortir de cette impasse. Fallait-il dire au Procurateur toute la vérité sur le voile d’oubli étendu sur le monde ? Non, non : ce serait tendre à Dantirya Sambail une lame dénudée et lui offrir sa gorge. Ce qui avait été fait à la mémoire du monde était un secret qui, à aucun prix, ne devait être divulgué.
Il ne pouvait non plus garder indéfiniment Dantirya Sambail dans les tunnels sans le poursuivre en jugement. Les propos du Procurateur sur ses partisans n’étaient pas des paroles en l’air ; son pouvoir était considérable sur l’autre continent. Si sa détention se prolongeait sans explications, de cette manière apparemment arbitraire, voire tyrannique, Prestimion risquait de se trouver embarqué sous peu dans une seconde guerre civile, opposant cette fois Alhanroel à Zimroel.
Mais un homme n’ayant pas le souvenir de ses actes ne pouvait être jugé en toute équité pour les crimes qu’il avait commis. Tel était le casse-tête dans lequel Prestimion s’était enfermé et qu’il se trouvait toujours incapable de résoudre.
Le moment était venu de se replier, de regrouper ses forces, de demander conseil à ses amis.
— J’avais un homme qui restait à mes côtés pour me servir, reprit Dantirya Sambail. Son nom était Mandralisca. Un homme bon, sincère et loyal. Où est-il, Prestimion ? J’aimerais qu’on me l’envoie si je dois rester enfermé ici. Il goûtait ma nourriture, voyez-vous, pour être sûr qu’elle ne contenait pas de poison. Sa belle jovialité me manque. Envoyez-le-moi, Prestimion.
— Oui, et vous pourrez chanter ensemble toute la nuit des chansons à boire, c’est cela ?
Il était presque comique d’entendre Dantirya Sambail qualifier de jovial le goûteur Mandralisca. Lui, le scélérat aux lèvres minces et aux yeux froids, ce fils de démons, cette tête de mort !
Prestimion n’avait aucunement l’intention de réunir ces deux scorpions. Mandralisca aussi avait joué un rôle funeste à Thegomar Edge d’où il avait été emmené sous bonne garde, crachant son venin sans discontinuer, blessé dans le duel qui l’avait opposé à Abrigant. Il se trouvait dans un autre cachot, infiniment moins agréable que celui de Dantirya Sambail, dans une zone éloignée des tunnels. Et il y resterait.
Cette conversation ne menait à rien. Prestimion se retourna vers la porte.
— Adieu, cousin. Nous reparlerons de tout cela.
Le Procurateur le regarda, bouche bée.
— Quoi ? Quoi ? Êtes-vous simplement venu pour me narguer ?
Le grondement de krokkotas se fit de nouveau entendre, une expression de rage sans mélange se peignit sur les traits de Dantirya Sambail dont les yeux conservaient une troublante douceur au milieu de ce masque de fureur déformant le visage. Prestimion ouvrit tranquillement la porte du cachot ; il sortit et la referma au moment où le Procurateur se ruait pesamment vers lui, les bras levés.