— J’aimerais savoir comment la guerre se serait terminée, fit-il, si Korsibar avait réussi à lancer ces horreurs contre nous ?
— Tu peux remercier le Divin de ne pas lui avoir donné l’occasion de le faire. Korsibar lui-même a peut-être eu la sagesse de comprendre que s’il les lâchait contre nous, ils poursuivraient leur chemin et représenteraient une menace pour toute la population.
— De la sagesse chez Korsibar ? fit Septach Melayn, l’air dubitatif. Je me demande bien ce qui a pu l’empêcher de s’en servir. Je suppose que la fin de la guerre ne lui en a pas laissé le temps.
Il ne put réprimer un frisson en regardant à l’intérieur des cages.
— Pouah ! Ils puent, tes animaux, Gialaurys ! Ces bêtes sont monstrueuses !
— Tu aurais dû les voir en liberté dans la Plaine de Kharax. Partout où se posait le regard, il y avait une de ces horreurs qui grondait contre une horreur encore plus abjecte. Ce n’était que visions de cauchemar. Par chance, la plaine est fermée de trois côtés par des collines de granit, ce qui nous a permis de les pousser dans un piège où ils se sont jetés les uns sur les autres pendant que nous prenions ceux qui sortaient sur les côtés.
— Vous les avez tous tués, j’espère ?
— Tous ceux qui étaient en liberté, répondit Gialaurys. L’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. À part ceux-là que j’ai rapportés à Prestimion comme des souvenirs. Mais il en reste dans les enclos des centaines qui ne se sont pas échappés. Les gardiens ignorent à quoi ils devaient servir ; ils n’ont aucun souvenir de Korsibar ni de la guerre. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’il y avait à Kharax – une ville grise et laide, mon ami, pas un arbre à des kilomètres à la ronde – un enclos immense où étaient enfermées ces horreurs, mais qu’il s’est passé quelque chose et qu’un certain nombre d’animaux se sont échappés. Veux-tu que je te dise leur nom ?
— Le nom des gardiens ?
— Celui des animaux. Car ils ont des noms, imagine-toi. Je suppose que Prestimion voudra les connaître.
Gialaurys prit dans une poche de sa tunique un bout de papier plié et taché qu’il commença à déchiffrer laborieusement, la lecture n’étant pas son fort.
— Voilà. Celui-ci – il montra une longue créature osseuse à la forme de serpent, faite d’un chapelet de faucilles tranchantes comme des rasoirs, qui se tortillait et sifflait méchamment dans la cage la plus à gauche est un zytoon. Celui-là, avec ce corps rose tout gonflé aux yeux rouges, toutes ces pattes et cette dégoûtante queue velue hérissées de dards noirs est le malorn. Derrière, nous avons le vourhain – c’était un animal verdâtre, pustuleux, rappelant un ours et muni de défenses recourbées de la longueur d’un sabre – et puis le zeil, le minmollitor, le kassai… non, le kassai est ici, avec les pattes de crabe et le zeil là-bas, et on aperçoit au fond le weyhant, celui qui a une gueule assez grande pour avaler trois Skandars en même temps…
Gialaurys cracha par terre.
— Ha ! Korsibar ! Tu mérites vingt fois la mort pour avoir eu l’idée de lâcher ces monstres contre nous. Et il faudrait trouver les sorciers qui les ont fabriqués pour les supprimer eux aussi ! Dis-moi, Septach Melayn, poursuivit-il en se détournant avec une grimace des monstres encagés, que s’est-il passé de nouveau et d’intéressant au Château pendant que je poursuivais les zeils et les vourhains ?
— Eh bien, répondit le Haut Conseiller avec un sourire malicieux, j’imagine que le Su-Suheris est nouveau et intéressant.
— De quel Su-Suheris parles-tu ? demanda Gialaurys avec un regard perplexe.
— Son nom est Maundigand-Klimd. Nous l’avons rencontré, Prestimion et moi, au marché de minuit de Bombifale. Ou plutôt il est venu à nous : il nous avait reconnus sous notre déguisement, il s’est approché et nous a salués en nous appelant par notre nom. Cela t’amusera sans doute d’apprendre, poursuivit Septach Melayn avec un nouveau sourire, qu’il est devenu le nouveau mage de la cour.
— Quoi ? Un Su-Suheris, dis-tu ? Je croyais qu’Heszmon Gorse devait être nommé premier mage du Château.
— Heszmon Gorse va bientôt repartir à Triggoin où il aura la haute main sur les sorciers en qualité de second de son père à qui il succédera ultérieurement. Non, Gialaurys, c’est au Su-Suheris qu’est revenu ce poste à la cour. Il a produit une forte impression sur le Coronal dès leur première rencontre, à Bombifale. Il a été mandé au Château un ou deux jours plus tard, sur l’ordre exprès de Prestimion. Ils sont maintenant comme les deux doigts de la main. Non seulement parce qu’il est un maître des arts occultes, ce qui saute aux yeux. Prestimion est fasciné par le Su-Suheris, il éprouve pour lui, me semble-t-il, la même affection qu’il avait pour le duc Svor. Il est évident, Gialaurys, qu’il a besoin d’avoir à ses côtés une âme plus noire que la tienne ou la mienne. Il a trouvé ce qu’il cherchait.
— Mais un Su-Suheris…, marmonna Gialaurys, les mains levées en un geste d’incompréhension. Avoir en permanence devant soi ces deux répugnantes têtes de serpent qui vous regardent de haut… ces yeux de glace !… Et la perfidie de cette race, Septach Melayn, il faut la prendre en considération ! Comment Prestimion peut-il avoir oublié si vite Sanibak-Thastimoon ?
— Je dois préciser, Gialaurys, que celui-ci n’a rien à voir avec Sanibak-Thastimoon. L’autre sentait le soufre ; cela sortait par tous les pores de sa peau blafarde comme des émanations délétères. Celui-ci est droit et franc. Noir à l’intérieur, oui, j’imagine, et d’apparence fort sinistre ; mais c’est la nature de sa race. On est pourtant tenté de lui faire confiance. Il va jusqu’à montrer à Prestimion les secrets de la géomancie.
— Vraiment ? Est-ce possible ?
— Oui. Et il en fait quelque chose de mathématique, de si pur que Prestimion est impressionné malgré le scepticisme qui l’habite sous l’adhésion qu’il donne prétendument à la sorcellerie. Je dois d’ailleurs reconnaître qu’en ce qui me concerne aussi…
— Un Su-Suheris dans le premier cercle, grommela Gialaurys. Cela ne me plaît guère, Septach Melayn.
— Fais sa connaissance d’abord, tu porteras un jugement ensuite. Tu changeras certainement de ton.
Soudain, Septach Melayn se rembrunit. Il dégaina sa rapière et fit pensivement courir la pointe de son arme sur le sol de terre de l’ancienne écurie, traçant des signes qui évoquaient les symboles mystiques des géomanciens de sa cité natale de Tidias.
— Il a déjà donné à Prestimion un conseil qui, je dois dire, me met quelque peu mal à l’aise. Quand ils ont abordé hier, Prestimion et Maundigand-Klimd, le problème de Dantirya Sambail, le mage a émis l’idée de restituer au Procurateur les souvenirs de la guerre.
Gialaurys sursauta en entendant ces mots.
— Une suggestion, poursuivit imperturbablement Septach Melayn, que le Coronal a fort bien accueillie en disant qu’en effet cela pourrait être la bonne solution.
— Par la Dame ! hurla Gialaurys en levant les mains pour faire avec une fébrilité brouillonne une demi-douzaine de signes sacrés. Je m’absente quelques semaines du Château et la folie y prend aussitôt racine ! Restituer ses souvenirs au Procurateur ! Prestimion a le cerveau dérangé ! Ce sorcier a dû lui faire complètement perdre la tête !
— Le crois-tu donc ? lança la voix du Coronal du fond de l’écurie en se répercutant sur les murs du grand bâtiment. Par ici, Gialaurys, poursuivit Prestimion, viens me regarder dans les yeux ! Vois-tu des traces de démence tapies au fond de mes prunelles ? Approche, Gialaurys ! Pour que je t’étreigne et te souhaite la bienvenue au Château, et tu me diras si tu penses encore que je suis devenu fou.