Gialaurys s’avança vers lui. Il découvrit le Su-Suheris derrière le Coronal : une haute et imposante silhouette portant la robe pourpre en riche tissu de soie rehaussé de fils d’or des mages de la cour. Le long cou blanc fourchu et les deux têtes glabres et fuselées jaillissaient de son grand col incrusté de pierres précieuses comme une colonne de glace aux formes effrayantes.
Gialaurys lança un coup d’œil hostile au Su-Suheris avant d’ouvrir les bras à Prestimion qu’il serra longuement contre son corps massif.
— Alors ? fit le Coronal en s’écartant d’un pas. Qu’en penses-tu ? Crois-tu que je sois devenu fou ou est-ce le Prestimion que tu connaissais avant ton départ pour Kharax ?
— Il paraît que tu songes à restituer à Dantirya Sambail ses souvenirs de la guerre, répondit Gialaurys en levant derechef un regard noir vers le Su-Suheris. Pour moi, Prestimion, cela ressemble furieusement à de la folie.
— Cela y ressemble peut-être, répliqua Prestimion, mais il n’est pas encore établi que ce le soit.
Le Coronal s’interrompit, huma l’air, fit la grimace.
— Quelle odeur fétide et répugnante dans cette écurie ! Tes charmants petits amis, je suppose ; tu me les montreras dans un moment. Mais d’abord, poursuivit Prestimion en cessant de grimacer, il convient de faire les présentations. Voici notre nouveau mage de la cour, Gialaurys.
Il se tourna vers son compagnon, le bras tendu.
— Son nom est Maundigand-Klimd et je t’assure qu’il s’est déjà rendu plus qu’utile. Et voici notre célèbre Grand Amiral, Gialaurys de Piliplok, ajouta-t-il à l’adresse du Su-Suheris. Mais vous le savez certainement, Maundigand-Klimd.
Le Su-Suheris sourit de sa tête gauche et inclina la droite.
— En effet, monseigneur.
— Nous parlerons plus tard de Dantirya Sambail, Gialaurys, reprit Prestimion. Mais je puis d’ores et déjà te dire que le fond du problème est la question que nous avons débattue : l’impossibilité de faire passer un homme en jugement pour des crimes dont il n’a pas le souvenir, dont en vérité personne au monde, excepté nous, ne sait rien. Qui prendra la parole devant les juges pour l’accuser ? Et comment pourra-t-il répondre à ces accusations et plaider sa cause ? Même un assassin doit avoir le droit de se défendre. Ensuite, quand il aura été déclaré coupable, comment pourra-t-il battre sa coulpe ? Il ne peut y avoir de repentir quand on n’a pas connaissance de sa faute.
— Nous avons déjà abordé ces problèmes, Prestimion.
— En effet. Mais nous ne leur avons pas trouvé de solutions. Maundigand-Klimd suggère d’exercer une contre-mesure pour lever le voile sur le passé et nous permettre de le juger pendant qu’il sera pleinement conscient des actes qu’il a commis. Après quoi, nous effacerons de nouveau ses souvenirs… Mais, je te l’ai dit, nous en reparlerons plus tard. Et maintenant, montre-moi tes charmantes créatures.
— Oui, fit Gialaurys. Oui, je vais le faire.
Mais il ne fit pas un mouvement dans la direction des cages ; il venait de s’aviser tardivement de quelque chose.
— Il semble évident d’après ce que vous dites, monseigneur, commença-t-il après un silence, du ton morne et pesant par lequel il faisait connaître son profond déplaisir, que votre nouveau mage a été mis dans le secret de l’oblitération universelle. Un secret qui, selon notre accord, ne devait être porté à la connaissance de personne, sans aucune exception.
Ce fut au tour de Prestimion de garder le silence.
À l’évidence, il était confus. Le rouge monta à ses pommettes, une lueur d’embarras passa dans ses yeux.
— Maundigand-Klimd avait déjà découvert le secret par lui-même, Gialaurys, répondit-il enfin. Je n’ai fait que confirmer ce qu’il soupçonnait. C’est en théorie, j’en conviens, une violation de notre pacte. Mais en réalité…
— Devons-nous donc n’avoir aucun secret pour cet être ? lança Gialaurys d’une voix où perçait la colère.
Prestimion leva la main en un geste d’apaisement.
— Du calme, Gialaurys, du calme ! Maundigand-Klimd est un grand mage. Tu t’entends beaucoup mieux que moi, mon ami, aux arts de la magie. Tu dois savoir que cacher un secret à un véritable adepte n’est pas chose simple. C’est pourquoi j’ai jugé plus sage de le prendre à mon service, hein ?… Je te le répète, Gialaurys, nous reparlerons de tout cela plus tard. Voyons maintenant ce que tu m’as rapporté de Kharax.
En grommelant, Gialaurys entraîna Prestimion vers les cages pour lui montrer ses prises. Il sortit son bout de papier froissé et commença à énumérer les monstres, indiquant au Coronal lequel était le malorn, lequel le minmollitor et le zytoon. Prestimion ne disait pas grand-chose. Mais son attitude montrait clairement qu’il était horrifié par la hideur sans égale des animaux, les odeurs âcres, irritantes, qu’ils dégageaient et les armes menaçantes – griffes, crocs, dards – dont ils étaient pourvus.
— Le zeil, fit Prestimion à voix basse, comme s’il parlait pour lui-même. Ah ! En voilà une sale bête ! Et le vourhain… C’est bien le nom de cette saleté bouffie ? Quel esprit malade peut avoir conçu de telles horreurs ? Ils sont absolument répugnants. Et tellement étranges !
— Ce n’est pas la seule chose étrange, je dois le dire, qu’il m’ait été donné de voir dans le nord, monseigneur. J’ai vu des gens rire à gorge déployée dans la rue.
— Ils devaient être heureux, fit Prestimion, l’air amusé. Le bonheur est-il chose si étrange, Gialaurys ?
— Ils étaient seuls et ils riaient très fort. J’en ai vu deux ou trois rire de cette façon, mais ce n’était pas un rire heureux. Et un autre qui dansait. Tout seul, avec frénésie, sur la grand-place de Kharax.
— J’ai aussi entendu des récits de ce genre, glissa Septach Melayn. De curieux comportements un peu partout. La folie, semble-t-il, est plus répandue aujourd’hui sur notre planète qu’elle ne l’a jamais été.
— Tu as peut-être raison, fit Prestimion.
Il y avait dans sa voix une pointe d’inquiétude. Mais aussi un certain détachement, comme si son esprit était occupé par trois ou quatre choses en même temps et qu’aucune ne retenait toute son attention. Il s’écarta des autres et commença à aller et venir devant les cages en secouant la tête et en se murmurant avec gravité les noms des monstres synthétiques à la manière d’une incantation. « Zytoon… malorn… minmollitor… zeil. » Il ne faisait aucun doute qu’il était étrangement affecté par les formes haïssables et l’indiscutable férocité des odieux animaux conçus par les sorciers de Korsibar pour être lancés dans les combats. Par la hideur extrême de leur apparence, par l’inutilité même de leur existence, ils semblaient lui faire revivre en esprit la terrible guerre civile.
Au bout d’un moment, il s’éloigna des cages et remua les mains et les épaules d’une manière indiquant qu’il voulait chasser de son esprit ce qu’il venait de voir.
— Qu’en penses-tu, Prestimion ? demanda Gialaurys. Faut-il tous les détruire, maintenant que tu les as vus ?
Le Coronal donna d’abord l’impression de ne pas avoir entendu la question. Puis il répondit, comme s’il parlait d’une grande distance.
— Non. Non, je ne crois pas. Nous allons les conserver, je pense, pour nous rappeler ce qui aurait pu être si Korsibar avait tenu un peu plus longtemps. Tu sais, Gialaurys, poursuivit-il après un nouveau silence, je crois que nous pouvons utiliser ces horreurs pour éprouver la bravoure de nos jeunes chevaliers.
— Comment, monseigneur ?
— En leur faisant affronter à la loyale tes malorns et tes zytoons, pour voir comment ils s’en sortent. Cela nous permettrait de savoir lesquels sont vraiment débrouillards et courageux. Qu’en penses-tu ? N’est-ce pas une idée magnifique ?