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Gialaurys ne trouva pas les mots pour répondre, l’idée lui paraissait absurde. Il jeta un coup d’œil en direction de Septach Melayn qui, pour toute réponse, fit un petit signe de tête, presque imperceptible.

Mais l’idée semblait amuser Prestimion. Il se retourna un moment vers les cages, un étrange sourire aux lèvres, comme s’il se représentait les petits seigneurs du Château descendant dans l’arène pour affronter ces horreurs.

Puis le Coronal revint de l’endroit lointain où il était parti en esprit et reprit un ton plus sérieux.

— Penchons-nous maintenant sur cette prétendue épidémie de folie, voulez-vous ? Peut-être y a-t-il là un problème qui mérite d’être étudié avec attention. Il faudra, je suppose, que je me rende personnellement compte de la situation… Septach Melayn, où en sont les préparatifs de mon petit périple dans les cités du Mont du Château ?

— Le programme est presque au point, monseigneur. Encore deux mois et tout devrait être en ordre.

— Deux mois, c’est très long si les gens rient tout seuls et dansent avec frénésie dans les rues de Kharax. Et se jettent par une fenêtre du troisième étage… Je me demande s’il y a eu d’autres cas semblables. Je veux partir sans tarder et aller voir par moi-même. Demain, au plus tard après-demain. Fais-nous préparer de nouveaux déguisements, Septach Melayn. Meilleurs que ceux de la dernière fois. Cette perruque était atroce, la fausse barbe ridicule. Je veux aller à Stee, je crois, puis à Minimool et à Tidias, peut-être… Non, pas à Tidias, on t’y reconnaîtrait. À Hoikmar. Oui, à Hoikmar, cette jolie ville aux canaux paisibles.

Un hurlement s’éleva des cages, suivi d’un grondement féroce. Prestimion se retourna.

— J’ai l’impression que le weyhant aimerait manger le zeil. Je ne me trompe pas sur les noms, Gialaurys ?

Il secoua la tête ; la répulsion se lisait sur son visage.

— Kassai… malom… zytoon ! Pouah ! Quels monstres ! Que celui qui les a conçus dorme d’un sommeil agité dans sa tombe !

10

Descendre dans la Cité Libre de Stee par l’itinéraire terrestre en contournant la face du Mont eût été irréalisable compte tenu du temps dont disposaient Prestimion et ses compagnons. Stee était si vaste que la seule traversée de ses faubourgs prenait trois jours. Ils se contentèrent de descendre jusqu’à Halanx, la cité au mur doré, pas très éloignée du Château, où ils embarquèrent sur le ferry à grande vitesse, à la coque épaisse et à la proue retroussée, qui transportait les passagers sur la Stee au courant impétueux jusqu’à la cité du même nom. Nul ne leur accorda la moindre attention. Ils portaient une robe unie de toile de lin de couleur terne, du genre de celles que portaient les voyageurs de commerce. Le coiffeur de Septach Melayn les avait ingénieusement rendus méconnaissables avec des perruques, des moustaches et, pour Prestimion, une petite barbe soignée qui longeait la ligne de sa mâchoire.

Gialaurys, le Grand Amiral de Majipoor qui, à l’instar de son prédécesseur, n’avait jamais eu beaucoup de goût pour les voyages sur l’eau, passa un sale moment quand le ferry eut levé l’ancre. Dès les premières ruptures de pente, il se tourna pour se placer le dos au hublot et commença à marmonner une succession de prières tout en frottant dévotement de ses pouces deux petites amulettes qu’il tenait serrées au creux de ses mains.

Septach Melayn ne montra guère d’indulgence pour lui.

— Oui, mon ami, prie de toutes tes forces ! Il est bien connu que ce ferry coule chaque fois ou presque qu’il entreprend la descente de la rivière et que des centaines de vies sont perdues chaque semaine.

— Épargne-moi pour une fois tes traits d’esprit, veux-tu ? lança Gialaurys, les yeux étincelants de colère.

— Il faut reconnaître que le courant est particulièrement fort, glissa Prestimion pour mettre un terme à l’accrochage. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cours d’eau plus impétueux sur toute la surface de la planète.

Il ne partageait pas le malaise de Gialaurys, mais la rapidité de leur navire dans la partie sommitale du Mont était véritablement renversante. Le ferry donnait à certains moments l’impression de dévaler la montagne à la verticale. Au bout d’un certain temps, la pente se fit moins raide, la vitesse moins alarmante. Le navire fit des escales pour débarquer des passagers et en embarquer d’autres à Banglecode, une des Cités Intérieures, à Rennosk, une des Cités Tutélaires, et poursuivit sa route vers l’anneau suivant en décrivant une large boucle vers l’ouest. Quand le ferry atteignit les Cités Libres et s’approcha de Stee en fin d’après-midi, le lit de la rivière était si peu incliné que son cours paraissait presque paisible.

Les tours de Stee se dressaient maintenant devant eux, sur les deux rives. À l’approche du crépuscule, les murs de marbre gris rosé des hauts bâtiments de la rive droite étaient nimbés de la lumière couleur de bronze du soleil couchant tandis que les façades des tours bordant la rive opposée étaient déjà plongées dans la pénombre.

Septach Melayn consulta un plan brillant fait de carreaux bleus et blancs incrustés dans la paroi incurvée de la coque du ferry.

— Je vois qu’il y a onze quais à Stee. Lequel allons-nous prendre, Prestimion ?

— Quelle importance ? Pour nous, ils se valent tous.

— Alors, disons Vildivar. Il se trouve, si je lis bien le plan, à côté du centre de la ville. Ce sera le quatrième.

Le ferry, sans se presser, passait d’un ponton à l’autre, débarquant à chacun un groupe de passagers ; ils virent peu après un panneau lumineux à terre indiquant qu’ils étaient arrivés au quai de Vildivar.

— Pas trop tôt, grommela Gialaurys, le visage trois fois plus pâle qu’à l’accoutumée, de sorte que les poils drus de ses longs favoris bruns ressortaient sur ses joues comme deux barres rageuses.

— Allons-y ! s’écria joyeusement Septach Melayn. Stee la magnifique nous attend !

Tout le monde rêvait de visiter Stee au moins une fois dans sa vie. Prestimion était encore très jeune quand son père l’y avait emmené, comme dans tant d’autres endroits célèbres, et le petit Prestimion, abasourdi par la vision de ces kilomètres de hautes tours, s’était promis d’y revenir quand il serait plus grand. Mais la mort brutale de son père avait placé sur ses épaules à un âge encore tendre les responsabilités d’un prince de Muldemar ; son ascension au sein de la noblesse du Château avait commencé peu après et il n’avait plus guère trouvé le temps de voyager pour le plaisir. Contemplant du quai la splendeur de Stee avec un regard d’adulte, il constata avec étonnement que la cité lui paraissait d’une beauté aussi imposante que lorsqu’il l’avait admirée avec ses yeux d’enfant.

Mais le quai de Vildivar se révéla moins central que Septach Melayn ne l’avait estimé. Les hautes constructions bordant la rivière dans cette partie de la ville étaient des établissements industriels qui, pour la plupart, avaient déjà fermé leurs portes. Les ouvriers regagnant leur foyer dans les zones résidentielles de l’autre rive se pressaient sur les bacs et les petites embarcations qui faisaient office de pont pour franchir l’immensité de la rivière. Le quartier dans lequel ils avaient débarqué serait bientôt désert.

— Nous allons demander à un batelier de nous transporter jusqu’au prochain quai, déclara Prestimion en faisant demi-tour vers la rive.

Il y avait en effet un bateau à quai à l’endroit où les embarcations privées étaient autorisées à s’amarrer. C’était une petite embarcation trapue appelée « trappagasis », faite de planches calfatées avec de la graisse, assemblées non avec des clous, mais avec d’épais cordages noirs de fibre de guellum. Elle portait à la proue comme à la poupe des sculptures mutilées qui avaient peut-être été autrefois des représentations de dragons de mer. Son patron – et son constructeur, selon toute vraisemblance – était un vieux Skandar à l’air endormi, dont la fourrure gris-bleu s’était décolorée au point d’en être presque blanche. Il était affalé à la poupe, la tête placidement levée vers le ciel qui allait s’assombrissant, les quatre bras enroulés autour de son large poitrail, comme s’il se disposait à faire un petit somme.