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D’un geste nonchalant, presque indolent, Septach Melayn tendit le doigt vers le Coronal.

— Quel est cet objet que tu tiens, Prestimion ?

— Ça ? Eh bien, c’est… c’est…

Prestimion examina le rouleau de cuir fauve qui y était attaché.

— Une baguette taillée dans une corne de gamelipam, expliqua-t-il. Elle doit changer de couleur, de dorée devenir d’un noir teinté de pourpre quand on la fait passer au-dessus d’un mets contenant du poison.

— Tu y crois, n’est-ce pas ?

— Les habitants de Bailemoona y croient, en tout cas. Et ça… regarde, Septach Melayn, il est écrit que c’est une cape tissée avec la fourrure du ventre d’un kuprei des glaces, qui vit sur les pics enneigés des Gonghars.

— Cette espèce, me semble-t-il, a disparu.

— Ce serait fort regrettable, répliqua Prestimion en caressant distraitement l’épaisse et soyeuse fourrure. C’est si doux au toucher… Et là, poursuivit-il en posant la main sur un paquet carré, fermé par des liens ouvragés, nous avons une offrande venue du Sud, des bandes de l’écorce odoriférante du quinoncha, un arbre très rare. Cette magnifique coupe est façonnée dans le jade de Vyrongimond, une roche si dure qu’il faut la moitié d’une vie pour polir un objet de la taille d’un poing d’homme. Quant à cela…

Prestimion était aux prises avec une caisse à demi ouverte d’où dépassait une merveille chatoyante d’argent et de cornaline. C’était comme si, en fourrageant avec fébrilité dans ces caisses, il cherchait à se débarrasser de l’humeur maussade et de l’état d’abattement qui l’avaient poussé à se retirer dans cette salle.

Mais il ne pouvait abuser Septach Melayn. Pas plus que Septach Melayn ne pouvait conserver son indifférence étudiée devant l’angoisse qu’il avait perçue chez son ami.

— Prestimion ?

— Oui.

L’escrimeur avança d’un ou deux pas, dominant Prestimion de sa haute taille. Le Coronal était un homme trapu, large de carrure mais court de stature, au contraire de Septach Melayn, si mince, aux membres si allongés qu’il en paraissait presque fluet. Mais il n’en était rien.

— Tu n’es pas obligé de tous me les montrer, fit-il doucement.

— Je croyais que cela t’intéresserait.

— Dans une certaine mesure, répondit Septach Melayn, mais seulement dans une certaine mesure. Prestimion, poursuivit-il d’une voix encore plus douce, pourquoi t’es-tu réfugié en cachette dans cette salle ? Certainement pas pour te délecter de la vue de tous ces présents. Il n’a jamais été dans ta nature de convoiter ni de caresser de simples objets.

— Ce sont de très beaux et très curieux objets, répliqua fermement Prestimion.

— Assurément. Mais tu devrais être en train de t’apprêter pour le banquet de ce soir au lieu d’errer seul dans cet entrepôt de curiosités. Et ces étranges propos que tu as tenus il y a quelques minutes… ce cri de douleur, ces plaintes amères. J’ai essayé de les mettre sur le compte d’un moment d’aberration, mais ils ne cessent de se répercuter dans mon esprit. Quel est le sens de tout cela ? Étais-tu sincère en te lamentant sur le fardeau du pouvoir ? Je n’aurais jamais cru entendre de tels mots dans ta bouche. Tu es le Coronal maintenant, Prestimion ! Tu es au faîte de l’ambition de tout homme. Ton règne sera glorieux ; ce devrait être le plus beau jour de ta vie.

— Cela devrait l’être, en effet.

— Et pourtant… tu viens te retirer dans cette salle sinistre pour broyer du noir dans la solitude, tu joues avec ces jolies babioles au moment où tes rêves se réalisent, tu te lamentes sur ton sort royal comme si c’était une malédiction prononcée contre toi…

— Une humeur passagère.

— Alors, laisse-la passer, Prestimion. Laisse-la passer ! C’est un jour de réjouissances ! Il y a deux heures à peine, au pied du trône de Confalume, tu ceignais la couronne à la constellation et maintenant… maintenant… si tu voyais ton visage, cette tristesse qui l’assombrit, ce regard morne et tragique…

Prestimion lui adressa un sourire exagérément comique, en découvrant toutes ses dents et en écarquillant les yeux.

— Alors ? C’est mieux ?

— Pas vraiment. Tu ne m’auras pas comme ça, Prestimion. Qu’est-ce qui peut bien t’affliger à ce point un jour comme aujourd’hui ? Je crois le savoir, poursuivit-il après un silence, en voyant que Prestimion ne répondait pas.

— Comment pourrais-tu ne pas le savoir ?… Je pensais à la guerre, ajouta-t-il, sans laisser à Septach Melayn le temps de dire quoi que ce fût.

Septach Melayn le regarda d’un air de surprise. Mais il se ressaisit rapidement.

— Ah ! la guerre. La guerre, bien sûr, Prestimion. Elle nous a tous marqués. Mais la guerre est finie et oubliée. À part Gialaurys et nous deux, pas un seul être au monde n’en a gardé la mémoire. Tous ceux qui sont aujourd’hui rassemblés au Château pour le cérémonial du sacre n’ont pas le moindre souvenir de cet autre couronnement qui a eu lieu ici même il n’y a pas si longtemps.

— Mais nous trois, nous nous en souvenons. La guerre restera à jamais gravée dans notre esprit. Ce gâchis. Cette inutilité. Ces destructions. Ces morts. Tant de morts. Svor, Kanteverel, mon frère Taradath, le comte Kamba de Mazadone, mon maître dans l’art du tir à l’arc, Iram, Mandrykarn, Sibellor. Et des centaines, des milliers d’autres.

Prestimion ferma les yeux un instant et détourna la tête.

— Je les déplore toutes, reprit-il, toutes ces morts. Même celle de Korsibar, ce pauvre fou tombé dans l’erreur.

— Il y a un nom que tu as passé sous silence, fit Septach Melayn. Et pas le moins important.

Délicatement, comme on incise une plaie infectée, il le prononça.

— Je parle de sa sœur, lady Thismet.

— Thismet, oui.

Le nom qu’il était impossible de taire, malgré tous les efforts de Prestimion. Il était presque incapable de parler d’elle, mais elle n’était jamais longtemps absente de ses pensées.

— Je connais ton chagrin, reprit Septach Melayn. Je le comprends. Le temps le guérira.

— Crois-tu ? Est-ce possible ?

Ils gardèrent le silence un moment. Par son seul regard, Prestimion fit comprendre qu’il ne souhaitait pas en dire plus sur Thismet et le silence se prolongea.

— Tu sais que je me réjouis d’être Coronal, reprit enfin Prestimion quand le poids du silence devint trop lourd. Sois-en assuré. C’était mon destin de monter sur le trône. C’est ce pour quoi le Divin m’a façonné. Mais fallait-il qu’il y eût tant de sang versé pour permettre mon avènement ? Était-ce nécessaire ? Mon accession au trône est souillée par tout ce sang.

— Qui sait ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas, Prestimion ? Les choses se sont passées ainsi, c’est tout. Le Divin a voulu qu’il en aille de cette manière et nous avons fait de notre mieux, Gialaurys, Svor, toi et moi pour rétablir l’unité de la planète. La guerre est oubliée ; nous avons fait ce qu’il fallait pour cela. Nous sommes les seuls à savoir qu’elle a eu lieu. Pourquoi choisir ce jour pour déterrer tout cela ?

— Un sentiment de culpabilité, peut-être, de monter sur le trône en enjambant les corps de tant d’hommes de qualité.

— De culpabilité ? De culpabilité, Prestimion ? Quelle culpabilité ? Cet idiot de Korsibar porte seul la responsabilité de la guerre ! Il s’est rebellé contre la loi et la tradition ! Il a usurpé le trône ! Comment peux-tu parler de culpabilité alors qu’il est seul…

— Non. Tout le monde, d’une manière ou d’une autre, doit avoir eu sa part de responsabilité pour attirer une telle malédiction sur la planète.