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Gialaurys, qui parlait couramment le dialecte Skandar, alla demander s’il pouvait louer ses services. Au terme d’une brève discussion qui semblait ne pas s’être bien terminée, il revint avec une expression fort étrange.

— Que se passe-t-il, Gialaurys ? demanda Prestimion. Il ne veut pas louer son bateau ?

— Il m’a dit, monseigneur, qu’il n’était pas prudent de descendre la rivière à cette heure, car c’est le moment où le Coronal lord Prestimion remonte vers son palais sur son grand voilier.

— Le Coronal lord Prestimion, dis-tu ?

— Absolument. Il s’agit bien de lord Prestimion, le Coronal sacré depuis peu. Le Skandar m’a révélé qu’il avait récemment établi sa résidence à Stee et qu’il remonte tous les soirs la rivière du palais de son ami le comte Fisiolo au sien. Parfois, prétend-il, quand le Coronal est d’humeur exubérante, il lance aux mariniers qui croisent sa route des bourses remplies de pièces de dix couronnes. Mais certains autres soirs, quand sa disposition est plus sombre, il peut lui arriver de donner l’ordre à son pilote d’éperonner les bateaux qui n’ont pas l’heur de lui plaire et de les couler. Personne ne s’interpose, puisque c’est le Coronal. Le Skandar préfère attendre que lord Prestimion soit passé pour embarquer des passagers. Pour des raisons de sécurité, dit-il.

— Le Coronal a donc un palais à Stee, fit Prestimion, sidéré par le récit de Gialaurys. Première nouvelle ! Et il se divertit au coucher du soleil en envoyant par le fond les bateaux qui croisent son chemin ?… Je pense que nous devrions chercher à en savoir plus.

— Absolument, approuva Septach Melayn.

Ils repartirent tous les trois vers le quai. Gialaurys répéta au Skandar qu’ils désiraient louer ses services. Quand le batelier leva ses deux bras supérieurs en un geste de refus, Septach Melayn ouvrit sa bourse de velours et montra l’éclat argenté de pièces de cinq couronnes. Le Skandar ouvrit de grands yeux.

— Quel est votre tarif habituel pour conduire quelqu’un au quai suivant, l’ami ?

— Trois couronnes et cinquante pesants, mais…

Septach Melayn tendit deux pièces étincelantes.

— En voici dix. Le triple du prix habituel, n’est-ce pas ? C’est tentant, non ?

— Et si l’envie prend le seigneur Coronal de couler mon bateau, répondit le Skandar d’un air sombre. Pas plus tard que Secondi, j’ai vu sombrer celui de Friedrag et, il y a trois semaines de cela, c’est le bateau de Rhezmegas qu’il a coulé. Si je perds le mien, comment vais-je gagner ma vie, hein ? Je ne suis plus jeune, mon bon seigneur, et la tâche de construire un nouveau bateau est devenue beaucoup trop lourde pour moi. Vos dix couronnes ne seront pas d’une grande utilité si je perds mon bateau.

À un signe de Prestimion, un tout petit mouvement du bout des doigts, Septach Melayn fit tinter sa bourse ; une lourde pièce d’argent d’une taille imposante, à côté de laquelle les pièces de cinq couronnes semblaient être de la mitraille, tomba dans sa paume. Il la leva devant les yeux écarquillés du Skandar.

— Savez-vous ce que c’est, l’ami ?

— Une pièce de dix royaux, c’est ça ?

— Dix royaux, en effet. C’est-à-dire cent couronnes. Tenez, en voici une deuxième et une troisième. Plus besoin de construire un nouveau trappagasis, hein ? Vous devriez pouvoir en acheter un autre, ne croyez-vous pas, avec trente royaux. Ce sera votre indemnité si le Coronal est d’humeur à couler un bateau ce soir. Alors ? Qu’en dites-vous, l’ami ?

— Puis-je en regarder une de plus près, mon bon seigneur ? fit le Skandar d’une voix rauque.

— Je ne suis pas un seigneur, l’ami. Juste un commerçant aisé venu de la ville de Gimkandale pour admirer les merveilles de Stee. Vous croyez que cette pièce est fausse, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, mon bon seigneur, non, non !

Les bras du Skandar s’agitèrent humblement en tous sens, ses quatre mains touchèrent son front.

— C’est seulement que je n’ai jamais vu une pièce de dix royaux, jamais de ma vie ! Je ne parle pas d’en avoir possédé une. Je peux regarder ? Après, je vous conduirai où vous voulez aller, soyez-en sûr !

Septach Melayn tendit une des grosses pièces au Skandar qui l’examina avec une attention mêlée de crainte, comme s’il s’agissait d’une pierre précieuse d’une couleur exceptionnelle ; il la retourna et la retourna dans sa main, frotta ses doigts poilus sur les effigies, le visage du Coronal lord Confalume sur l’avers, celui de feu le Pontife Prankipin de l’autre côté. Puis il la rendit à Septach Melayn, la main tremblante.

— Dix royaux ! Je ne saurais dire l’effet que cela me fait ! Montez, mes bons seigneurs ! Montez !

Quand les trois passagers furent à bord, le vieux Skandar poussa son embarcation dans le courant. Mais il semblait avoir du mal à se remettre de la vue d’une pièce d’une si grande valeur. Il ne cessait de secouer la tête et de regarder la main qui avait tenu la merveille étincelante.

Tandis que le trappagasis se laissait porter par le courant, Prestimion qui, comme la plupart des seigneurs du Mont du Château, n’avait guère eu l’occasion de manier de l’argent, se pencha vers Septach Melayn.

— Dis-moi, murmura-t-il, que peut-on acheter avec une de ces pièces ?

— Dix royaux ? Une bonne monture de race, par exemple. Plusieurs mois de pension dans une hôtellerie de qualité ou encore assez de bon vin de Muldemar pour étancher sa soif pendant une année entière. Cela représente probablement ce que notre batelier gagne en six ou sept mois. Et sans doute pas loin de la valeur de son bateau.

— Ah ! fit Prestimion.

Il avait du mal à évaluer la profondeur du gouffre séparant l’existence de ce Skandar de la sienne. Il y avait encore, il le savait, des pièces d’une valeur supérieure, une de cinquante royaux et même une de cent ; il avait, quelques jours auparavant, approuvé les dessins de la série de nouvelles pièces qui porteraient bientôt son effigie ainsi que celle du Pontife Confalume.

Cent royaux – représentés par une seule pièce épaisse dont Septach Melayn avait peut-être un exemplaire dans sa bourse –, c’était une fortune inimaginable pour les gens du commun qui maniaient les humbles pesants de bronze et les pièces brillantes d’une couronne contenant juste un peu d’argent allié avec beaucoup de cuivre. Les royaux auraient aussi bien pu être la monnaie d’une autre planète pour l’incidence qu’ils avaient dans la vie quotidienne des gens du peuple.

Cette expérience était instructive et lui donnait à réfléchir après avoir vu les Dantirya Sambail, Korsibar et consorts parier des cinquante ou cent royaux pendant les Jeux de triste mémoire qui s’étaient tenus au Château. Il me reste beaucoup à apprendre, se dit-il, sur ce monde qui m’a fait roi.

Le vieux trappagasis craquant descendait tranquillement la rivière ; le Skandar, à l’arrière, posait de loin en loin une main sur la barre pour maintenir l’embarcation au milieu du chenal. La rivière était à cet endroit d’une largeur démesurée et son cours particulièrement lent, mais Prestimion savait qu’il en allait différemment après la cité, quand le grand cours d’eau se jetait sur la rangée de basses collines dentelées connues sous le nom de Main de lord Spadagas et se divisait en une multitude de rivières de faible importance qui se perdaient sur les pentes du pied du Mont.