— Où voulez-vous aller, mes bons seigneurs ? cria le batelier. Le quai d’Havilbove est le prochain, puis il y a celui de Kanaba et ensuite celui de Guadeloom.
— Conduisez-nous au centre de la ville, répondit Prestimion. À vous de voir. Que penses-tu de cette histoire de lord Prestimion remontant la rivière sur son navire de plaisance et coulant les bateaux qu’il rencontre ? poursuivit-il en se tournant vers Septach Melayn. Cela me paraît absurde. Les gens d’ici doivent savoir que le nouveau Coronal n’a pas encore eu le temps de se rendre en visite officielle à Stee : il est invraisemblable qu’il y ait établi sa résidence et qu’il navigue sur la rivière à la tombée de la nuit en suscitant des ennuis à ceux qui croisent son chemin.
— Crois-tu qu’ils réfléchissent aux réalités de la vie du Coronal ? demanda Gialaurys. C’est un mythe pour eux, une figure légendaire. Pour ce qu’ils en savent, il a le pouvoir d’être présent en six lieux à la fois.
— Tout de même, fit Prestimion en riant, de là à imaginer que le Coronal, même s’il résidait ici, s’amuserait à couler des bateaux dans le chenal…
— Tu peux me faire confiance, insista Gialaurys. Je connais mieux la tournure d’esprit des gens du peuple que tu ne le feras jamais. On leur fait croire n’importe quoi sur ceux qui les gouvernent. Tu n’as pas idée du gouffre qui existe entre leur vie et la tienne, dans ton Château, au sommet du Mont. Et tu ne peux imaginer les fables que l’imagination populaire fait courir sur toi.
— Il ne s’agit pas d’une fable, Gialaurys, lança Septach Melayn avec impatience, mais d’une simple illusion. Ne vois-tu pas que ce vieux Skandar a l’esprit aussi dérangé que ceux que tu as vus rire tout seuls à Kharax ? Il nous annonce gravement que le nouveau Coronal s’amuse à couler des bateaux ! Que veux-tu que ce soit d’autre qu’un exemple supplémentaire de cette épidémie de démence qui se propage dans le peuple comme un fléau ?
— Oui, acquiesça Gialaurys, je pense que tu as raison. De la démence. Une illusion. Le Skandar n’a pas l’air stupide ; il ne peut donc qu’être atteint de cette folie.
— Une illusion véritablement bizarre, reprit Prestimion. Comique, dans un sens. J’espérais pourtant que l’on aurait assez d’amour pour moi pour ne pas me croire capable de…
Il fut interrompu par un cri aigu venant de l’arrière du bateau.
— Regardez, mes bons seigneurs ! Regardez !
Le Skandar montrait quelque chose en agitant frénétiquement ses quatre bras.
— Là ! Juste devant nous !
De fait, il y avait sur l’eau un remue-ménage qui n’avait rien d’imaginaire.
Une activité fébrile avait gagné la surface de la rivière. Ferries et embarcations de toutes sortes filaient vers l’une ou l’autre rive en changeant précipitamment de cap. Et il était possible de distinguer, un peu plus loin en aval, un imposant et luxueux navire de plaisance, un vaisseau véritablement majestueux, qui se dirigeait vers eux en plein milieu du chenal, tous feux allumés.
— C’est le Coronal lord Prestimion, il vient couler mon bateau ! gémit le Skandar d’une voix étranglée.
Cela ne semblait plus du tout aussi amusant. Il fallait savoir à quoi s’en tenir.
— Mettez le cap sur ce navire, ordonna Prestimion.
— Non, mon bon seigneur !… Non, je vous en conjure !
— Cap sur le navire, répéta Gialaurys avec force, en ajoutant quelques jurons Skandars.
Le batelier terrifié hésitait encore, implorant leur pitié. Septach Melayn, souriant sans vergogne, se tourna vers lui en levant une main remplie de grandes pièces brillantes de dix royaux.
— Pour vous, l’ami, si cela se passe mal. Vous serez entièrement dédommagé de vos pertes. Il y a trente royaux, vous voyez ? Trente !
L’air morose, le pauvre Skandar accepta avec résignation. Il plaça deux de ses mains sur la barre du trappagasis pour tenir son cap.
La petite embarcation était toute seule, solitaire et fragile. Le seul autre bateau avec celui du prétendu lord Prestimion à rester au milieu du chenal. Et ils se rapprochaient de seconde en seconde du navire majestueux qui tenait avec arrogance cette portion de la rivière.
Ils étaient tout près maintenant. Dangereusement près. Prestimion commençait à se rendre compte qu’il n’y aurait rien de plus facile pour le gros navire que de passer directement sur la frêle embarcation, d’en faire du petit bois et de poursuivre sa route sans avoir senti ne fût-ce qu’un tremblement.
Il n’était pas versé dans l’art nautique, mais le navire qui se dressait devant eux dans le chenal était à l’évidence construit à une échelle princière, le genre de voilier qui pouvait appartenir à un Serithorn ou à un Oljebbin. Sa coque était faite d’un bois noir, luisant de l’éclat de l’acier poli. Le pont était chargé d’une foule d’espars, de bômes, de haubans, de mats ornés de bannières et de lampes multicolores. À sa proue se dressait la tête à la bouche ouverte, garnie de crocs, de quelque monstre imaginaire des profondeurs, minutieusement représentée et peinte de couleurs éclatantes, jaune, violet et vert. L’effet d’ensemble était époustouflant, impressionnant, juste un peu effrayant.
Quant au drapeau qu’il arborait, Prestimion vit avec stupéfaction qu’il s’agissait des propres couleurs du Coronal, une constellation verte sur un fond d’or.
— Tu as vu ça ? s’écria-t-il en tirant furieusement sur la manche de Gialaurys. Ce drapeau… le drapeau à la constellation…
— Et voilà, je pense, glissa calmement Septach Melayn, le Coronal en personne. J’avais cru comprendre que lord Prestimion était un homme séduisant, mais ce n’étaient peut-être que des rumeurs.
Prestimion considéra d’un air ébahi l’homme qui se faisait passer pour lui. Il se tenait fièrement à l’avant du somptueux voilier, vêtu d’une robe aux couleurs du Coronal, regardant droit devant lui avec un air de majesté.
Au vrai, il ne ressemblait en rien à celui qu’il prétendait être. Il paraissait plus grand que Prestimion, comme l’étaient beaucoup d’hommes, moins large du dos, d’une épaule à l’autre, et de la poitrine. Ses cheveux d’un châtain doré, bien éloigné de la blondeur terne de ceux de Prestimion, formaient d’amples ondulations alors que ceux du Coronal étaient raides. Il avait un visage plein, charnu, pas du tout agréable, avec des sourcils trop épais et un nez busqué. Mais sa contenance était noble et majestueuse, la tête rejetée en arrière, une main glissée dans la fente de son pourpoint vert.
Derrière lui se tenait un homme long et maigre en pourpoint chamois et chausses rouges évasées, peut-être censé incarner Septach Melayn pour ce Coronal ; de l’autre côté un costaud à la mâchoire carrée, portant des chausses à la mode de Piliplok, devait représenter Gialaurys. Leur présence rendait cette étrange mascarade d’autant plus troublante ; elle la portait à un niveau de duplicité qui poussa Prestimion à se remettre de sa surprise et fit naître en lui quelque chose qui s’apparentait à de la colère.
Il lui avait déjà fallu endurer une usurpation ; il ne trouverait aucune indulgence dans son cœur pour une seconde, si c’était bien ce que cachait cette étrange affaire.
La peur faisait claquer le marinier des dents.
— Nous allons mourir, mes bons seigneurs, nous allons mourir… Je vous en prie, je vous en conjure, laissez-moi changer de cap… !